Mamie me dit que si c’était à refaire, je n’existerais pas. Si à son époque on avait su aussi bien maitriser quand et combien avoir d’enfants, elle n’en aurait pas eu. Sa longue vie l’a confortée dans son opinion : les enfants, c’est beaucoup de soucis, et ça ne s’arrête jamais. Quand les enfants sont grands, on se soucie de ses petits-enfants. Puis de ses arrière-petits-enfants. Alors si elle avait une deuxième vie, elle la passerait aux côtés de Papi, mais sans enfants.
Mamie regrette tout ce qu’elle n’a pas pu vivre, ou trop tard, du fait de ses responsabilités. Elle raconte les voyages qu’elle n’a pu faire qu’à la retraite, quand le corps suit moins bien. En visitant toutes ces contrées, elle profite des paysages et s’évade enfin, mais elle ne cesse d’évaluer ce que ç’aurait pu être, de voir ça vingt ans plus tôt.
Mamie répète à tout bout de champ que si on ne choisit pas sa famille, autant trier ses amis sur le volet. S’entourer de personnes fiables, honnêtes, disponibles. À l’écouter on entend bien que sa bande, c’est la plus grande partie de sa vie, la plus importante. Ils ont tout fait ensemble, se sont épaulés les uns les autres à chaque coup dur, se sont influencés mutuellement. Et en soixante ans, elle n’a jamais passé une soirée de St-Sylvestre sans eux.
Mamie enterre ses amis les uns après les autres. Après « la bande des vingt », son groupe est devenu « le clan des veuves ». Et le cercle rétrécit d’année en année. Elle s’évade régulièrement de sa résidence pour personnes âgées autonomes, le temps d’une sortie avec les copines qui restent, même si les meilleures sont déjà mortes. Elles participent ensemble aux activités proposées par leurs maisons de retraite respectives, visitent à l’occasion leurs connaissances à l’hôpital, se soutiennent aux funérailles qui ponctuent leur quotidien.
Mamie me dit qu’elle est contente de me voir, que ça lui fait un peu de compagnie, que ça la distrait de sa vie qui ralentit inexorablement. Elle se sent seule, elle aimerait que je l’appelle plus souvent et que je passe le mot à la famille. Elle occupe tant bien que mal chacune de ses journées, mais les semaines s’enchainent et les occasions de sortir se raréfient. Alors Mamie liste à chacune de mes visites les absents de sa vie : elle tient le compte de ses amis perdus et énumère ses descendants qui se manifestent trop peu souvent.