Métaphysique quantique

“- Bonjour Dieu. Installez-vous, je vous prie.

– Bonjour Docteur, répondit Dieu en s’asseyant dans le fauteuil en cuir et en posant les pieds sur le bureau verni. Le docteur Yvan étouffa un soupir et s’allongea sur le canapé en cuir, près de la baie vitrée.

– Aujourd’hui, si vous le voulez, j’aimerais qu’on aborde un point que vous semblez éviter depuis que nous avons commencé nos séances.

“… ” répondit Dieu en ouvrant les tiroirs à la recherche d’un cigare.

– Vous ne voyez pas à quoi je fais allusion ?

“… ” répondit Dieu en fixant le docteur Yvan d’un regard impénétrable, le mettant au défi de continuer malgré son manque flagrant de coopération.

– Les humains, continua le docteur Yvan sans se démonter. Il faudra bien les évoquer un jour. Cela fait trois siècles que vous tournez autour du pot, à essayer de me faire parler de ma mère parce que vous-même n’en avez pas. Mais entre nous, vous ne trompez personne. Vous êtes venu pour essayer de vous dépêtrer de ce fiasco, mais vous ne le pouvez pas. Je me trompe ?

Dieu s’étira, alluma la lampe de bureau. Augmenta la puissance au-delà du seuil de douleur et la pointa vers le docteur Yvan. Qui la regarda, impassible, attendant stoïquement que son patient soit prêt à entrer dans le vif du sujet. Une fois, Dieu avait temporisé pendant dix-sept jours, mais le docteur Yvan était hors du temps et n’avait que faire des caprices des dieux.

Dieu se releva, fit les cent pas dans le large cabinet. Il prit la parole d’une voix profonde, vibrante et légèrement rauque.

– Vous voulez parler des humains, très bien. On y viendra. Mais avant ça, il faut que vous compreniez le pourquoi des humains, Doc’. Vous pensez que l’humanité est mon échec, mais vous vous trompez. Les humains étaient ma diversion pour masquer mon impuissance. Alors je vais vous éviter encore des siècles de louvoiements et je vais passer à l’essentiel puisque vous y tenez : je suis prêt. J’espère que vous aussi.

Le docteur Yvan reprit sa place derrière son bureau, les coudes sur le planisphère en cuir gravé qui lui servait de dessous de main. Il inclina la tête, caressa sa barbe grise, encourageant Dieu à poursuivre.

– Tout a commencé bien avant les humains. Bien avant le Monde. À une époque où nous, les Dieux, nous vivions ensemble. Enfin, c’est une manière de parler. Nous coexistions, ce serait plus juste de le formuler comme ça. C’est dur d’être un Dieu, vous savez. Enfin, vous ne savez pas, et je ne vous le souhaite pas. Nous pouvions tout. Nous étions tout. Chacun de nous était l’omnipotence personnifiée. Chacun de nous. Nous n’avions pas de parents, bien entendu. Personne pour nous apprendre notre rôle. Nous savions déjà tout des univers, des possibles, des passés à modeler et des futurs qui en découlaient. Nous n’avions aucune limite. Je n’avais aucune limite. L’espace, le temps, la physique, la conscience n’étaient que des concepts à explorer. J’en ai passé des éons à créer toutes sortes de mondes ! Il en reste des traces quelque part pour certains, de temps en temps je retourne voir comment tout ça a évolué. Aucun n’avait conscience de ma présence, je trouvais ça beaucoup plus prudent.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas expliquer comment j’en suis venu à ressentir un tel malaise. Un jour, j’ai achevé un petit chef d’œuvre et j’ai voulu le montrer à Om, un dieu mineur qui traînait souvent près de moi. Il n’était pas là. En me concentrant sur lui, j’ai réalisé que cela faisait des millénaires qu’il était parti dans un lieu qu’il appelait cafèt’ avec un groupe d’autres dieux qu’il appelait sa bande. J’ai cherché plus loin et j’ai découvert que la plupart des dieux s’étaient regroupés en gangs, bandes, associations, foyers, compagnies, troupes et autres. Je n’avais rien vu de ça, obnubilé que j’étais par mes expériences. Je savais tout de la métaphysique et des trous de ver, j’étais expert en supernovas, je maîtrisais la génétique et l’épigénétique, j’étais un pro de la chimie organique, j’explorais la géologie, le volcanisme, la tectonique, j’apprivoisais l’Évolution, mais j’étais passé complètement à côté des relations avec mes semblables.

J’ai alors passé des siècles à les observer, cherchant les codes qui régissaient leurs interactions. Rien n’y a fait. Je comprenais ce que je voyais, j’aurais pu tenir des conférences sur le sujet, animer des ateliers de développement personnel pour êtres divins, mais j’étais incapable d’y participer avec naturel. À chaque fois que j’essayais, j’étais trop froid, trop cordial, trop distant ou trop intrusif. Ce n’est même pas que les autres m’étaient fermés d’avance. Pour certains, ils n’avaient rien contre le fait de m’intégrer. Un peu de sang neuf les tentait bien, eux qui avaient déjà passé deux éternités à s’apprendre par cœur. Je n’ai jamais su faire passer clairement mes intentions. Il y a des protocoles implicites pour toutes les interactions. Entre les mots ou situations plutôt réservés comme entrées en matière aux accouplements, les gestes qu’on ne peut se permettre qu’à partir d’un certain degré d’intimité, intimité qui ne s’acquiert qu’à partir d’un certain temps à montrer patte blanche, mais pas trop sinon on reste le voisin un peu bizarre qui rode dans les parages. Les dieux sont très à l’aise avec l’ironie, mais ils n’ont jamais compris la mienne. Bref, entre quiproquos, occasions ratées, égos démesurés et maladresse maladive, j’ai raté le coche.

– Et c’est là que les humains entrent en jeu ?

– Oui, Docteur, c’est là qu’arrive l’Humanité. C’est facile pour vous de voir que c’était une erreur. Avec le recul, tout ça, vous m’avez bien vu venir. Mais vous pouvez comprendre. La solitude comme une  cuirasse qu’on ne peut plus quitter. Des organes qu’on ne soupçonnait pas qui pèsent leur poids de regrets et de ressentiment. Moi qui ne demandais rien à personne, en découvrant que les divinités s’étaient regroupées en sociétés, j’étais devenu malgré moi un marginal. J’ai pris le parti de l’assumer, de  la jouer cavalier solitaire. Et, comme vous l’avez deviné, j’ai créé les humains. Sur ce Monde qui tournait déjà depuis longtemps, bien placé dans son Univers, avec un peu de temps avant que son Soleil ne l’engloutisse et n’anéantisse mes efforts, j’ai créé les humains et je leur ai donné conscience de Moi. Je me l’étais toujours interdit, à cause d’effets secondaires psychologiques que j’imaginais, mais là, j’avais besoin de reconnaissance.

La suite, vous la connaissez. Les erreurs d’interprétation, les autres Dieux affluant en masse comme des mouches sur un pot de confiture. La suffisance et la suprématie des humains, comme si de me connaître leur donnait tous les droits. Je n’ai pas su y mettre fin à temps. C’est devenu complètement incontrôlable. Et je vous épargne le pire, vous le connaissez déjà de toute façon.

– Non. J’ai besoin que vous le formuliez. Vous avez besoin de le dire. Pour avancer. Pour reprendre de votre pouvoir. C’est ce que vous êtes venu chercher ici. Vous pouvez vous arrêter là, mais il faudra bien poursuivre un jour. Pourquoi pas aujourd’hui ? Que vous ont donc fait les humains ?

Dieu s’installa face au docteur Yvan, croisa les jambes, posa son menton sur ses poings fermés et planta ses yeux dans ceux de son thérapeute. Il attendit un jour entier en respirant calmement, manquant trois ou quatre fois de prendre la parole, se ravisant jusqu’à trouver des mots justes. Quand il reprit, sa voix était claire, posée, avec une pointe de tristesse mais très ferme.

– Les humains m’ont changé. Voilà Docteur. Je l’ai dit. Le problème, avec les humains, c’est qu’ils m’ont changé.

– Humm, c’est bien Dieu, on progresse. Est-ce que vous pouvez développer un peu ?

– Les humains étaient les seuls à savoir que je les avais créés. Ils étaient les seuls à avoir conscience de moi. Même si j’ai cessé très tôt d’intervenir, ils ont guetté le moindre signe de moi. Ils m’ont observé les observer de loin. Et ça leur a donné du pouvoir sur moi. Ils ont commencé à croire qu’ils m’avaient créé. Et c’est devenu, comment dire.. vrai ? C’est ça. Plus certains ont cru en moi, plus d’autres ont cru que je n’étais qu’une invention. L’un dans l’autre, étant à part égale mes créatures divines, ils ont forcément raison. À l’heure actuelle, je n’existe plus que par eux. Je n’ai plus comme pouvoirs que ceux qu’ils me prêtent. Je ne peux plus les détruire sans m’évanouir à mon tour. Je suis obligé de m’impliquer à nouveau pour équilibrer les forces. Si les sceptiques gagnent, je disparais. Je fais partie de ma propre création. Je suis maintenant un Dieu fini. C’est nouveau pour les dieux, ce concept. La finitude. Quand les humains mourront, je mourrai avec eux. Vous devez m’aider, Docteur, acheva Dieu avec un regard pressant rivé sur un docteur Yvan subitement détaché.

– C’est très bien Dieu. Grâce à votre implication, nous avons bien avancé aujourd’hui. Nous savons enfin quel est votre problème. On se voit le mois prochain, comme convenu ? D’ici là, je vous demande de me faire une synthèse comparée des travaux de Kant et d’Heidegger. Bonne journée à vous, et merci.

Suzanne

Avec toi, c’est mon enfance qui meurt une dernière fois, mes dix ans qu’on enterre pour de bon. Les étés sous les platanes, à jouer au keum’s, au son des mobylettes et sous le fumet du fumier. L’odeur, inoubliable, de l’épicerie dans la pénombre. Le moulin à poivre qui m’a toujours attirée.  Le tic-tac de la grande horloge, qui nous guette tous. Le parquet qui grince, le journal de Mickey. Les ballades ensemble après le repas du soir pour aller au lavoir, pour repousser à l’air frais et en toute légalité le moment du coucher.

Suzanne, c’est ta voix, ferme et douce, que je garderai de toi. Pleine d’une immense tendresse, mais qu’on ne voulait surtout pas contrarier. La trappe qui s’ouvre sur la cave, comme une menace jamais mise à exécution. Un tuyau d’arrosage, un seau et 3 m² de béton, et c’était parti pour des heures de tranquillité pour vous, les adultes, attablés devant un café ou un digestif. Et un torchon pour chacun, pour essuyer la vaisselle. Des heures à farfouiller dans l’épicerie, à nous faire peur en faisant grincer les marches, cachés derrière les toiles d’araignée. Les longues nuits à nous retenir pour ne pas être celle qui aurait à vider le pot de chambre au petit matin…

Au revoir Suzanne. Nous reviendrons à Beaulieu, saluer ton fantôme, indissociable de la maison, avant de fermer une dernière fois les volets sur les rires, l’ennui préadolescent et l’innocence de mes étés.

Nénette

Nénette et Jean, c’était avant tout un lieu : c’était Caissargues, la mer, la chaleur écrasante, c’était des heures de route, souvent de nuit et en musique pour que les trois filles dorment et ne chahutent pas. Nénette et Jean, c’était l’été, les Passeport et les Incollables comme devoirs de vacances, les après-midis qui traînent en longueur. Les petits chevaux et les UNO avec Nénette, Jean au jardin ou à la bibliothèque. C’était un verre d’Oasis dans la pénombre de la cuisine, des heures à jouer au ballon, à sortir en vélo avec un périmètre s’élargissant au fil des ans. C’étaient les insectes hors normes de la campagne pour trois citadines, le chant des cigales, les flamands roses, les balades à cheval et le bruissement des nuits étoilées.

Nénette et Jean, c’étaient des grands-parents intermittents. On aimait quand Jean faisait bouger ses oreilles, moins quand il imposait un silence pesant pendant l’après-midi. J’aurais tant à écouter de lui maintenant que je suis adulte, mais il transmettait si peu aux enfants bien vives que nous étions alors. On attendait impatiemment que Nénette nous appelle pour le goûter ou tienne la banque du Monopoly, mais on riait sous cape quand elle usait d’une surdité sélective pour ne pas nous répondre.

Nénette sans Jean, c’est la maison vendue avec ce qu’il restait de souvenirs dedans. C’est le réaménagement du 121, les liens ténus qui se distendent encore. Nénette sans Jean, c’est une grosse part de solitude, les conversations décousues et les prénoms interchangeables. C’est un sourire sincère et un étonnement sans cesse renouvelé devant le temps qui passe et les filles qui grandissent, d’autant que la marche est chaque année plus haute pour elle qui se souvient surtout de gamines pré-pubères. C’est un air embarrassé, les adultes regardant leurs pieds quand ses propos hachés s’affranchissent de toute logique, quand la raison prend le large pour des voyages toujours plus longs. Nénette sans Jean, c’est une occasion manquée, une grand-mère et une femme au bout du compte un peu étrangères.

Nénette est partie mais cela fait bien longtemps qu’il est trop tard pour les regrets ; elle restera dans ma mémoire une ombre ancrée dans un autre espace-temps, associée au sucre poisseux des crêpes Nutella, et au sel sur la peau de l’enfance.

Blâme !

Astaroth attend depuis trois jours dans l’antichambre de Satan. Il a répondu instantanément à sa convocation et attend depuis le bon vouloir du patron. De l’autre côté de la porte, pourtant épaisse, il devine des cris de colère et des supplications. Sans trembler de peur pour autant, Astaroth évite de bouger, de tousser ou de respirer pour ne pas attirer l’attention sur lui pour l’instant. Le résultat serait comique si Astaroth n’était pas entouré par son odeur pestilentielle, lovée autour de lui comme un nuage au sommet d’une montagne.

Cinq heures plus tard, la porte s’ouvre sur Satan, qui, d’un regard blasé, invite Astaroth à entrer. Celui-ci obtempère d’un pas alerte tout en essayant de se faire oublier ; Satan étant réputé colérique, autant faire profil bas sans passer pour un mollasson. Une fois dans l’antre du grand manitou, Astaroth patiente debout, en silence, et en profite pour jeter un coup d’œil au bureau du boss. Qui, étrangement, ressemble à n’importe quel bureau de n’importe quel chef. Des trieurs métalliques fermés à clé. Un immense bureau de bois verni couleur acajou, vide à l’exception des traditionnels sous-main (représentant la carte des Enfers), coupe-papier (en véritable ivoire de licorne) et tasse de café (enfin, Astaroth suppose que c’est du café). Un fauteuil de bureau très imposant, à défaut d’être confortable, côté Satan. Rien, pas même un tabouret, côté visiteur convoqué. Aucune décoration sur les murs en mortier et vieilles pierres, que l’on devine épais. Un chandelier qui descend du haut plafond, aux dizaines de lueurs tremblantes. Une cheminée dans laquelle entreraient sans problème deux bœufs et leur charrue, où dansent des flammes immenses dans un raffut de tous les diables et devant laquelle s’étale une peau de mammouth laineux.

Le temps qu’Astaroth termine son inventaire, Satan n’a toujours pas dit un mot. Il guette. Sitôt qu’Astaroth croise son regard, honteux de s’être abandonné à la curiosité, Satan ouvre le bal.

– Sais-tu pourquoi je t’ai convoqué, Astaroth, plus de dix siècles après notre dernière entrevue ?

– J’y pense depuis mon arrivée, mais je n’ai pas de réponse, Seigneur. J’imagine que vous voulez un bilan de mon activité sur cette période pour discuter de l’éventualité d’une promotion…

Grognement indistinct de Satan, à mi-chemin entre le rire et l’éructation.

– J’ai déjà mon bilan de ton activité de démon, Astaroth. Comment crois-tu que je connais ton nom, crois-tu que j’aie besoin de toi pour me faire une idée de ton zèle ? Non, n’ouvre pas la bouche, je n’ai pas non plus besoin que tu me répondes pour dialoguer avec toi. Des hochements de tête suffiront, et puis tu éviteras d’empuantir mon bureau plus que nécessaire. Astaroth, tu étais un bon démon. Tu as beaucoup œuvré pour le chaos, en offrant aux hommes tes prophéties sur l’avenir. Tu as rétabli la vérité sur les anges, exposant méticuleusement leurs bassesses et leurs fautes, semant la confusion dans les esprits. Tes légions ne tarissent pas d’éloges sur tes compétences de commandant. Tu ne recules devant aucun danger, tu sembles ignorer la peur et tu ne t’adonnes pas au sadisme, penchant superficiel qui altérerait ton jugement. Non, toi, tu es dans le genre efficace, pas passionné. Et pourtant, te voici, debout face à moi, dans mon bureau devant lequel je t’ai fait patienter trois jours et demie. Je vais effacer sur-le-champ le sourire qui menace de monter à ton visage, tu risquerais de t’enlaidir encore. Tu n’es pas bête, tu te doutes que tout ce décorum, ce n’est pas pour te féliciter. Tu as dû noter l’emploi du passé au début de ma tirade. Alors oui, pendant quelque temps, j’ai été satisfait de toi. Et puis quoi, quelques siècles sans surveillance, et que vois-je ? Tu as changé Astaroth. Tu es toujours aussi laid, tu pues toujours autant, mais pour le reste, tu es plus… modéré ? … avenant ? … drôle ? … compréhensif ?

À chaque épithète, Satan foudroie le démon qui, sans oser baisser les yeux, lutte contre le rouge qui persiste à lui monter aux joues. Cramoisi, il sent la sueur lui dégouliner sur les tempes et le long de l’échine. Après une pause juste assez longue pour laisser Astaroth se décomposer, Satan poursuit.

– N’oublie jamais quelle est ta place, Astaroth. À trop côtoyer les mortels, à tout connaître de chacun d’eux – leur passé, leurs pensées, leur avenir et leurs secrets les plus intimes- tu serais tenté de les croire singuliers. Tu voudrais les aimer. Partager leur complicité. Tu voudrais te rapprocher de certains, que tu juges attachants, sur des critères très certainement recevables. Les appréciant, tu chercherais presque à te faire aimer d’eux. N’essaie pas. Je te le dis une fois, je ne le répéterai pas. CE N’EST PAS TON RÔLE. Tu n’as pas à te mêler aux humains. Ni à tes subordonnés, d’ailleurs. Ta fonction est d’augmenter l’entropie de l’univers. D’accélérer l’avènement d’un désordre nouveau. Tu as une arme parfaite pour agir à ton échelle, l’esprit humain. Tu y déverses la connaissance à l’état brut. Point. Tu introduis le doute et une part de hasard dans les actions humaines. C’est primordial. Mais tu ne peux pas être aimé. Tu ne peux pas être compris. Tu dois rester inaccessible pour mener à bien ta mission. Qui prendrait au sérieux un démon sympa ? JE NE VEUX PAS D’UN DÉMON SYMPA. Tu ne peux pas non plus te tourner vers tes soldats pour être apprécié. Tu dois les commander. Tu dois quand il le faut leur donner le fouet ou les envoyer à la mort. Tu dois faire des exemples et récompenser l’obéissance. Tu ne peux pas avoir de relations parmi les soudards. Tu peux te faire admirer, à la rigueur, mais tu dois susciter une admiration ambivalente. Il faut que chacun de tes officiers aie envie de prendre ta place. Il te faut rester sur tes gardes. Tu dois inspirer la crainte autant que le respect. Tu ne peux pas te permettre d’aimer, Astaroth. Personne. Pour être compétent, tu dois rester seul. Aux Enfers et sur la Terre. À jamais.

Stoïque, Astaroth refoule une larme prête à le trahir. Il déglutit, espérant ainsi calmer le yoyo qui secoue sa pomme d’Adam. Tant bien que mal, il garde contenance et hoche la tête. Satan sourit. De toutes ses dents.

– Je vois que tu as compris le message. Je te laisse libre de tes méthodes, libre de ta forme (tu étais pas mal à tes débuts sous forme féminine). Comme c’est ta première incartade et qu’il n’y a pas eu de dégâts, je choisis de te faire confiance. Mais je te laisse l’odeur pour que tu ne t’oublies plus. Et dis-toi bien que je ne veux plus avoir affaire à toi. Jamais. Je ne te raccompagne pas, tu connais le chemin. File avant que je ne change d’avis.

Une fois la porte refermée sur un Astaroth soulagé mais anéanti par la perspective d’une éternité de solitude, Satan s’affale au coin du feu. En position fœtale sur la peau de mammouth, entre de violents sanglots, Satan se répète les points clé de sa semonce. “Tu ne peux pas te permettre d’aimer, Satan. Personne. Tu dois rester seul. Aux Enfers et sur la Terre. À jamais.”

Rentrée d’Enfer

Dimanche soir, Dieu referme sa valise. Il vient de passer une semaine de vacances aux enfers avec Satan et s’apprête à remonter s’occuper de Ses divines affaires. Un pincement au cœur, Il hésite. S’Il restait un peu plus en bas, qui se rendrait compte de Son absence ? S’Il envoyait Satan présider Son Royaume à Sa place, cela ferait-il une réelle différence ? De par Son expérience, le Bien et le Mal ayant tendance à s’entremêler sur le long terme, pourquoi ne pas tenter l’alternance ? Avec un profond soupir, Dieu se résigne. Ses voies ont beau être impénétrables, Il sait que le monde parait bien assez compliqué aux yeux des mortels, Il n’a pas besoin de brouiller les cartes plus que de raison. Un dernier adieu teinté de regrets à Son âme sœur maudite et Le voilà rentré parmi les Siens.

Samedi matin, Dieu est songeur. A-t-Il rêvé ? Seulement cinq jours de passés, une brève inspiration au regard de Son éternité, mais Son séjour lui paraît bien lointain. S’est-Il vraiment enivré jusqu’à ne plus savoir Son nom, s’est-Il vraiment vautré dans la luxure chaque nuit jusqu’à envisager la débandade avec soulagement, a-t-Il réellement été ébloui par les merveilles trompeuses contre lesquelles Il met les mortels en garde, a-t-Il dansé, fabulé et mangé à tout-va jusqu’à sentir la vie envahir Sa sainte carcasse, a-t-Il torturé par curiosité et a-t-Il pris plaisir à être supplicié jusqu’à accepter la douleur comme témoin de son intégrité physique et mentale ?

Tout cela Lui semble un peu flou, de ce côté de la réalité. La routine et les responsabilités n’ont pas tardé à Le rattraper. Aussi passionnante et exaltante que soit Son existence, elle ne laisse pas vraiment place au futile, à l’inconscience, à la sensualité. Déjà, abruti par Ses devoirs, Ses sentiments s’érodent et Sa petite parenthèse est effacée. Il pense qu’Il n’a même pas envoyé de carte à Satan pour dire merci. Puis, même ça, Il l’oublie. Prochaine pause dans quelques siècles.