Suzanne

Avec toi, c’est mon enfance qui meurt une dernière fois, mes dix ans qu’on enterre pour de bon. Les étés sous les platanes, à jouer au keum’s, au son des mobylettes et sous le fumet du fumier. L’odeur, inoubliable, de l’épicerie dans la pénombre. Le moulin à poivre qui m’a toujours attirée.  Le tic-tac de la grande horloge, qui nous guette tous. Le parquet qui grince, le journal de Mickey. Les ballades ensemble après le repas du soir pour aller au lavoir, pour repousser à l’air frais et en toute légalité le moment du coucher.

Suzanne, c’est ta voix, ferme et douce, que je garderai de toi. Pleine d’une immense tendresse, mais qu’on ne voulait surtout pas contrarier. La trappe qui s’ouvre sur la cave, comme une menace jamais mise à exécution. Un tuyau d’arrosage, un seau et 3 m² de béton, et c’était parti pour des heures de tranquillité pour vous, les adultes, attablés devant un café ou un digestif. Et un torchon pour chacun, pour essuyer la vaisselle. Des heures à farfouiller dans l’épicerie, à nous faire peur en faisant grincer les marches, cachés derrière les toiles d’araignée. Les longues nuits à nous retenir pour ne pas être celle qui aurait à vider le pot de chambre au petit matin…

Au revoir Suzanne. Nous reviendrons à Beaulieu, saluer ton fantôme, indissociable de la maison, avant de fermer une dernière fois les volets sur les rires, l’ennui préadolescent et l’innocence de mes étés.

Nénette

Nénette et Jean, c’était avant tout un lieu : c’était Caissargues, la mer, la chaleur écrasante, c’était des heures de route, souvent de nuit et en musique pour que les trois filles dorment et ne chahutent pas. Nénette et Jean, c’était l’été, les Passeport et les Incollables comme devoirs de vacances, les après-midis qui traînent en longueur. Les petits chevaux et les UNO avec Nénette, Jean au jardin ou à la bibliothèque. C’était un verre d’Oasis dans la pénombre de la cuisine, des heures à jouer au ballon, à sortir en vélo avec un périmètre s’élargissant au fil des ans. C’étaient les insectes hors normes de la campagne pour trois citadines, le chant des cigales, les flamands roses, les balades à cheval et le bruissement des nuits étoilées.

Nénette et Jean, c’étaient des grands-parents intermittents. On aimait quand Jean faisait bouger ses oreilles, moins quand il imposait un silence pesant pendant l’après-midi. J’aurais tant à écouter de lui maintenant que je suis adulte, mais il transmettait si peu aux enfants bien vives que nous étions alors. On attendait impatiemment que Nénette nous appelle pour le goûter ou tienne la banque du Monopoly, mais on riait sous cape quand elle usait d’une surdité sélective pour ne pas nous répondre.

Nénette sans Jean, c’est la maison vendue avec ce qu’il restait de souvenirs dedans. C’est le réaménagement du 121, les liens ténus qui se distendent encore. Nénette sans Jean, c’est une grosse part de solitude, les conversations décousues et les prénoms interchangeables. C’est un sourire sincère et un étonnement sans cesse renouvelé devant le temps qui passe et les filles qui grandissent, d’autant que la marche est chaque année plus haute pour elle qui se souvient surtout de gamines pré-pubères. C’est un air embarrassé, les adultes regardant leurs pieds quand ses propos hachés s’affranchissent de toute logique, quand la raison prend le large pour des voyages toujours plus longs. Nénette sans Jean, c’est une occasion manquée, une grand-mère et une femme au bout du compte un peu étrangères.

Nénette est partie mais cela fait bien longtemps qu’il est trop tard pour les regrets ; elle restera dans ma mémoire une ombre ancrée dans un autre espace-temps, associée au sucre poisseux des crêpes Nutella, et au sel sur la peau de l’enfance.

Le temps change

“…épicerie à côté ?”

J’essaie de détourner mon attention de l’évier qui goutte, chaque ploc me distrayant du tic-tac routinier de l’horloge. Je focalise mon attention sur mon neveu, arrivé il y a quelques minutes. Mon visage doit trahir ma dissipation puisqu’il répète sa question, plus fort et plus lentement : “Il n’y a plus d’épicerie à côté ?”. Je soupire et, alors qu’il va pour se répéter une nouvelle fois, je lui réponds que tout a changé depuis qu’il venait ici petit. Il poursuit son inventaire, s’adressant à sa fille pour lui évoquer un temps que, du haut de ses 30 ans, elle n’a pas connu : “…sur la place que tu vois par la fenêtre, avant, il y avait des abreuvoirs, et tous les troupeaux s’entassaient en fin de journée…”, “…j’ai pris le goût du bricolage en jouant dans l’atelier du voisin, au bout de la rue, entre les copeaux de bois et les chutes de plastique…”, “…Mme Jacquet, c’était la meilleure amie de ma mère, elle était institutrice au village”. J’entends ses anecdotes mais je n’ai pas le temps d’y réagir. Il enchaîne ses souvenirs, perles de nostalgie qu’il associe pour retrouver un peu de jeunesse. Chacune de ses phrases me pique le cœur comme autant de banderilles, fantômes du passé que j’ai vu disparaitre un à un. Le village se meurt peu à peu, même les anglais qui le rachètent maison après maison ne peuvent le ranimer.

D’un coup, tout s’accélère. Tandis que je reste assise sur mon fauteuil, la petite se lève et propose un verre d’eau pour tout le monde. Lui me tend un paquet de gâteaux entamés en me demandant comment va sa cousine. Je commence par lui répondre qu’elle va bien, je fais une pause avant d’approfondir mais déjà une nouvelle question sur une autre connaissance a fusé. Il saute du coq à l’âne et mes mots n’ont même pas le temps de se former qu’il est parti ailleurs. Il semble accepter mes réponses laconiques comme étant complètes, il ne voit pas que je cherche à développer. De guerre lasse, j’accepte le biscuit qu’il me tient encore et me saisis du verre d’eau posé devant moi.

Durant ce bref répit que j’essaie de faire durer, j’observe sa fille attentivement. Elle ressemble tellement à sa mère au même âge ! Je me mords la langue pour ne pas lui en faire la remarque ; déjà leurs prénoms se télescopent dans ma tête. Perdue dans mes pensées, je n’ai pas écouté la question qu’on me pose. D’un geste, je montre mon oreille et demande de parler plus fort, mais déjà, ils se répondent mutuellement, le père et la fille, sans m’inclure davantage. Ils se coupent la parole, enchaînent les idées sans logique apparente, j’ai un mal fou à les suivre. Ils laissent leurs phrases en suspens et quand je parviens enfin à combler les vides, c’est un autre sujet qui les occupe. Ce tourbillon de vie, bruyante, rapide, m’épuise et lacère ma routine anesthésiante. Voilà qu’ils me demandent comment je vais, et je ne peux plus faire semblant. J’évoque d’une voix ferme mon malaise, ma chute dans le couloir, puis les mouvements limités, les aides à domicile, les repas au micro-ondes. Je soutiens leur regard en mentionnant les couches et mon incapacité à m’habiller seule. Il me restera cette fierté : je n’ai pas honte de vieillir ; et si mon corps me trahit, mon caractère est intact. S’ils veulent vraiment savoir, je ne leur cache rien. Je parle longuement, à phrases courtes que je mets quelques minutes à dérouler. Les mots sortent à leur propre débit que je ne peux accélérer, mais mes yeux plantés dans les leurs les informent que je n’ai pas encore fini. Quand la fatigue me gagne, je laisse la conversation s’éteindre d’elle-même.

L’heure a tourné, ils ont de la route, j’attends mon aide à domicile. Ils s’en vont. C’est d’une voix douce qu’au moment du départ je glisse à la petite “si j’avais su, je serais restée allongée dans le couloir, tu sais. Je n’aurais pas appelé à l’aide”. Elle me regarde avec franchise puis me répond tout bas, en guise d’adieux, “je comprends”. Je les raccompagne au garage en silence puis je fais signe à son père de s’approcher et je lui dis, enfin, à quel point je suis contente de les avoir revus.

Il nous restera ça

La recette des bugnes et des pets de nonnes rangée dans mon classeur de recettes. Un cahier de mots croisés force 3-4 que tu n’auras jamais ouvert et que je n’ai pas eu le courage d’entamer. Ta photo souriante sur le bord de mon bureau. Ton inébranlable foi en l’amitié, les regrets pour la famille qui se déchire et part à la dérive. Un très joli service à thé, un pot à eau kitschissime, une poubelle de table un peu vieillotte, un contrat prévoyance. Un garage plein de meubles à récupérer, qui habilleront ma nouvelle maison et repartiront pour un cycle de vie. L’envie de te parler de ma vie, de te faire quelques blagues auxquelles tu aurais ri discrètement, faisant semblant d’être choquée – si tu t’étais vue si austère dans ton cercueil, arrangée comme un parrain de la mafia, je te jure que tu aurais ri. Le goût du Pastis et les boites d’apéro. La paix retrouvée après avoir abandonné la bataille, te sachant entourée, une dernière fois. L’approbation muette ou l’incompréhension face au brouhaha de la vie qui dérape. Une collection de poupées, souvenirs de vos nombreux voyages. La soif d’indépendance, la force tranquille, et puis la solitude face à tes deuils en cascade. Les assiettes remplies et re-remplies pour témoigner de ton amour, toi qui n’as jamais beaucoup usé des mots. Les billets glissés dans les boîtes de chocolat, pour nous rappeler qu’aussi grands qu’on soit, on n’est jamais pour toi que des gamins. L’image de ta poitrine découverte dans cette chambre d’hôpital, l’impuissance face à ce corps qui trahit et refuse d’obéir, puis la tranquille indifférence face à ces tracas matériels quand tu as senti qu’enfin c’était à ton tour de tirer ta révérence. Le courage de mener à bien ce qui doit l’être, de manière très pragmatique, sans chercher à savoir ce qui “se fait” ou pas. Le timbre de ta voix, un haussement d’épaules, le menton marshmallow que nous partageons déjà. Quelques chansons qui me font rire et pleurer à la fois, tant elles me font penser à toi. La gratitude envers cet employé des pompes funèbres qui a su ramener la solennité et te rendre à nouveau familière pour nous, au milieu de cette étrange journée où il me semblait qu’on parlait d’une grand-mère de conte de fées. L’envie furieuse de taper à la machine ou au clavier. Il nous restera ça. De toute une vie, il me restera ces souvenirs qui rejaillissent à l’improviste. L’impression de comprendre enfin ce que j’avais déjà entendu mille fois. Même si tu es morte, tu ne m’as pas quittée. Je partage encore ce quotidien à distance, cette relation en pointillés. Il me restera toi, dans un coin de mon cœur ou perchée sur mon épaule, pleine de sérénité en me regardant m’épanouir.

Mamie perd ses amis

Mamie me dit que si c’était à refaire, je n’existerais pas. Si à son époque on avait su aussi bien maitriser quand et combien avoir d’enfants, elle n’en aurait pas eu. Sa longue vie l’a confortée dans son opinion : les enfants, c’est beaucoup de soucis, et ça ne s’arrête jamais. Quand les enfants sont grands, on se soucie de ses petits-enfants. Puis de ses arrière-petits-enfants. Alors si elle avait une deuxième vie, elle la passerait aux côtés de Papi, mais sans enfants.

Mamie regrette tout ce qu’elle n’a pas pu vivre, ou trop tard, du fait de ses responsabilités. Elle raconte les voyages qu’elle n’a pu faire qu’à la retraite, quand le corps suit moins bien. En visitant toutes ces contrées, elle profite des paysages et s’évade enfin, mais elle ne cesse d’évaluer ce que ç’aurait pu être, de voir ça vingt ans plus tôt.

Mamie répète à tout bout de champ que si on ne choisit pas sa famille, autant trier ses amis sur le volet. S’entourer de personnes fiables, honnêtes, disponibles. À l’écouter on entend bien que sa bande, c’est la plus grande partie de sa vie, la plus importante. Ils ont tout fait ensemble, se sont épaulés les uns les autres à chaque coup dur, se sont influencés mutuellement. Et en soixante ans, elle n’a jamais passé une soirée de St-Sylvestre sans eux.

Mamie enterre ses amis les uns après les autres. Après « la bande des vingt », son groupe est devenu « le clan des veuves ». Et le cercle rétrécit d’année en année. Elle s’évade régulièrement de sa résidence pour personnes âgées autonomes, le temps d’une sortie avec les copines qui restent, même si les meilleures sont déjà mortes. Elles participent ensemble aux activités proposées par leurs maisons de retraite respectives, visitent à l’occasion leurs connaissances à l’hôpital, se soutiennent aux funérailles qui ponctuent leur quotidien.

Mamie me dit qu’elle est contente de me voir, que ça lui fait un peu de compagnie, que ça la distrait de sa vie qui ralentit inexorablement. Elle se sent seule, elle aimerait que je l’appelle plus souvent et que je passe le mot à la famille. Elle occupe tant bien que mal chacune de ses journées, mais les semaines s’enchainent et les occasions de sortir se raréfient. Alors Mamie liste à chacune de mes visites les absents de sa vie : elle tient le compte de ses amis perdus et énumère ses descendants qui se manifestent trop peu souvent.