Le voyage de l’araignée

Ça vibre de partout ! Rien de naturel dans ces vibrations, je sens le vent dans mes poils tactiles le long de mes pattes. Ma toile ne va pas résister très longtemps à ce traitement ! Vite, je me replie dans un recoin et j’observe le cataclysme de mes huit yeux grand ouverts.

Le monde bouge tout autour de moi. Le point fixe sur lequel j’avais fixé ma toile n’est finalement pas si fixe, il oscille à intervalles réguliers. La soie de ma toile tient le coup pour l’instant, mais pour combien de temps encore ? De tout petits moucherons sont rabattus mécaniquement dans ma toile, par le simple déplacement du monde autour de nous. Je n’ose pas aller les empaqueter, j’espère qu’ils vont rester collés.

Au bout d’un moment, je me rends compte que le cataclysme attendu n’advient pas. Le monde reste en mouvement, la lumière est très – trop – vive, ma toile se tord dans tous les sens, mais il ne m’arrive rien de fatal finalement. Je n’ai pas besoin de sortir de ma cachette, dans un repli plutôt doux et chaud. Régulièrement, d’immenses doigts s’approchent des points d’ancrage de ma toile, mais ils ne la détruisent pas. Ils se serrent en poing sur le support que je croyais immobile et qui se balance de temps en temps. Comme si c’étaient ces doigts-là qui faisaient bouger mon support horizontal.

Le temps que j’arrive à me calmer un peu en attendant le moment propice pour sortir, je m’aperçois que ma maison mobile ne l’est plus. Nous sommes arrêtés en plein soleil, ma toile tendue à son maximum, prête à se déchirer. Aucune trace de doigt en vue. Rapidement, je sors à découvert pour inspecter ma toile du bout des pattes. J’injecte un peu de venin aux moucherons piégés pour éviter qu’ils ne s’envolent et je répare les accrocs dans ma toile. Je consolide les attaches et donne du mou pour anticiper les torsions de mon support de toile. À peine le temps de finir, et pouf, les doigts reviennent.

Je file me cacher à nouveau, et c’est reparti pour le vent dans la toile et dans les poils ! Je reste tapie dans ma nouvelle cachette, je commence à m’habituer aux vibrations et tressautements. Sans y prendre garde, je m’assoupis. Quand je me réveille, plus rien ne bouge, l’air est saturé d’humidité et la lumière est moins vive. Les doigts ont disparu, je ne sens plus leur odeur, si ce n’est sous forme de traces sur mon support. Au centre de ma toile, deux insectes que je n’avais jamais goûtés jusque là. Délicieux. Je passe la nuit à festoyer, je consolide encore ma toile, mais elle résiste plutôt bien. C’est vrai que je travaille avec acharnement, heureusement que cela paie. Au petit matin, la rosée coule le long des fils de soie, et je retourne me cacher quand le jour se lève.

La journée se passe comme celle de la veille. Des cahots, des tremblements, mais au final, rien de dramatique pour moi. Je commence à comprendre qu’il n’y a mouvement que quand les doigts sont là. J’attends donc les arrêts prolongés pour me montrer. Même si les doigts ne semblent pas hostiles, je ne vais pas m’amuser à les tenter, non plus.

Et ça se poursuit comme ça pendant une dizaine d’alternances jour / nuit. Chaque jour, je reste invisible. Chaque nuit, je goûte à des nouveautés délicieuses. Des saveurs inédites, mais une pêche très abondante (c’est l’avantage d’avoir une toile à grande vitesse, je suppose). J’ai même eu un insecte plus gros que moi. Celui-là, je n’ai pas attendu la nuit pour l’empaqueter ! J’y suis allée fissa en plein jour, lors d’une petite disparition des doigts. La nuit, je m’enhardis même à descendre du support pour explorer l’environnement. Il est différent chaque nuit. Je n’en crois pas mes poils sensoriels ! La rosée est différente, l’herbe n’est pas la même, l’air lui-même a un goût succulent,que je n’arrive pas à déterminer. Je suis curieuse, mais j’apprécie quand même le confort de mon antre, alors je ne m’éternise pas.

Un jour, je suis très surprise. Je sens le mouvement au plus profond de moi. J’ai cette sensation de vitesse monumentale. Un grondement sourd, aussi. D’autres sons criards, qui ne me plaisent pas du tout. Mais aucun souffle de vent. Rien. Je tente de mini-sorties, et l’air me parait étrange. Je n’aime pas vraiment ces sensations, alors je retourne me cacher, et je reste aux aguets. Finalement, je retrouve les vibrations et le souffle et le grand soleil. Et, avant que j’ai le temps de m’y habituer, je retrouve les odeurs familières de mon chez-moi originel, celui que j’ai quitté quelques nuits plus tôt. Je consolide ma toile, qui sait où nous irons bientôt ?

Myriam à la plage

Histoire écrite pour Myriam, qui a choisi le personnage principal, le lieu, et 6 mots (à retrouver dans le texte).

Myriam est enfin prête pour aller à la plage. Ses cheveux magnifiques sont tressés et huilés pour être protégés du soleil, du sable et du sel. Elle a son nouveau maillot de bains (celui de l’an dernier est déjà trop petit, normal pour ce début d’adolescence). Dans son sac, elle a mis son paréo, ses lunettes de soleil, une belle serviette, un magazine et du Monoï. Depuis un mois et le début de ses vacances à Tataouine, elle se languit des plages de Zeramdine. Alors, quand son père lui a dit hier soir qu’aujourd’hui, ils iraient ensemble à Djerba, elle était aux anges ! Un dernier coup d’œil de 37 secondes devant le miroir et elle rejoint son père qui l’attend dans la voiture.

Le trajet dure 2h, Myriam, quand elle ne discute pas avec son père, choisit la musique et fredonne. Quand son papa lui demande d’attraper une bouteille d’eau à l’arrière, Myriam se retourne et se fige d’un bloc. Sur le siège juste derrière le sien, une poupée est attachée, comme un enfant qui les accompagnerait. Elle se retourne vers son père, qui n’a pas le sourire en coin qu’il a d’habitude quand il lui offre une surprise. Il attend sa bouteille d’eau. Myriam lui donne, attend qu’il boive, et lui lance un timide “merci Papa pour la poupée”. Il ne comprend pas, elle lui répète “merci pour la Poupée que tu as installée à l’arrière de la voiture”. Quand il lui dit, très sérieusement, qu’il n’y est pour rien, Myriam se retourne, apeurée, et vérifie si ses craintes sont fondées : Oui, il s’agit bien d’Annabelle, la poupée dont elle avait réussi à se débarrasser il y a trois ans.

Annabelle, la terrible poupée qui bougeait seule la nuit, cassait des objets dans la chambre de Myriam, lui murmurait des contes sanglants à l’oreille. Et redevenait parfaitement immobile le matin, laissant Myriam dans la panade pour expliquer les bêtise de la nuit à ses parents, et quelquefois, le lit mouillé de terreur. Jusqu’à ses dix ans, où Myriam a eu le courage d’attraper sa poupée, de l’enfermer dans une valise cadenassée, d’accompagner son père jusqu’à la déchèterie et de lancer la valise dans le bac à incinérer. Et voilà qu’Annabelle est assise sur le siège arrière, sans que son père ne lui avoue sa blague. Mais Myriam est grande maintenant. À treize ans, on n’a plus peur des poupées, si ?

Myriam se force à penser à autre chose, elle parle du collège et de sa petite sœur avec son père, et les voilà arrivés à Djerba. En voyant la plage, Myriam oublie tout. Avec son père, ils se trouvent un petit coin tranquille, ils posent leurs affaires et hop, à l’eau ! Elle est chaude, c’est un délice ! Myriam fait des pirouettes, l’équilibre sous l’eau, la planche… pendant que son père va faire un peu de crawl. Au bout d’une demi-heure, Myriam s’ennuie et veut sortir pour aller bronzer, mais aucune trace de son père.

C’est alors qu’un requin s’approche, nageant droit vers elle. Il n’est pas très grand, un peu moins d’un mètre, avec une peau gris-noir sur le dessus. Myriam sait qu’il ne faut pas paniquer, alors elle respire lentement et cherche son père du regard. Nulle part en vue. Le requin s’approche encore et ralentit, près d’elle. Aucune agressivité. Maintenant qu’il est plus près, Myriam remarque un dessin sur le dos du requin. C’est le tatouage de son père ! Un M comme Myriam, dans une fleur d’hibiscus. Le requin fait des cercles très lents autour de Myriam, et semble la supplier du regard. Myriam lui dit de rester là, elle va chercher de l’aide immédiatement !

Arrivée au poste de Secours pour expliquer son histoire, Myriam se rend compte qu’en haut de la grande chaise, Annabelle est installée. Aïe, c’est donc un coup de cette poupée de malheur ! Elle a jeté un sort à son père et l’a transformé en requin ! Myriam file, elle va devoir gérer ça toute seule…

Myriam va chercher son téléphone dans le sac et appelle sa mère. C’est Luna, la chatte noire et blanche qui a grandi avec Myriam, qui répond. Myriam lui explique le plus clairement possible la situation, dans leur langage secret. Luna lui chante par téléphone une comptine magique, et elles se retrouvent toutes les deux miniaturisées dans une fabrique de jouets, à Paris.

Myriam ne comprend pas vraiment ce qu’elle fait là, mais Luna renifle dans tous les coins puis semble se décider et se dirige vers un local technique. Myriam la suit, contente de partir à l’aventure, mais quand même très inquiète pour son papa. Sous la porte du local, on devine une lumière verte et on voit sortir un peu de brouillard. Myriam ouvre la porte, et avec Luna, elles explorent les lieux. Ce n’est pas un simple local pour ranger les balais et serpillères ! C’est immense en fait, un vrai laboratoire clandestin de la taille d’un centre commercial ! Il y a d’énormes cuves d’où sort un épais brouillard. La lumière verte provient d’une immense plante phosphorescente, haute comme une girafe. Cette plante phosphorescente a comme des tentacules qu’elle agite en direction de rangées d’étagères. Myriam s’approche et regarde les étagères : il y a des milliers d’Annabelle, qui semblent observer la plante phosphorescente, comme Myriam écoute au collège un prof passionnant ou le dernier épisode de Lucifer. Elles apprennent ici à être maléfiques ! Et ensuite, zou, direction la fabrique de jouets pour être expédiées dans le monde entier. En regardant de plus près, Myriam voit que la plante touche chaque poupée du bout du tentacule. Et juste après ce contact, la poupée s’anime seule et l’écoute.

Luna a observé tout ça également. Avec Myriam, elles parviennent à une conclusion toute simple : c’est la plante qui confère leur pouvoir aux Annabelle. Il faut donc trouver un moyen de neutraliser la plante. Luna escalade tout ce qui est à sa portée pendant que Myriam cherche un sécateur. Luna regarde dans les cuves : un gros liquide bouillonnant, et une odeur nauséabonde. Une étiquette : “engrais spécial”. Et un tuyau, qui part de chaque cuve pour alimenter le sol au pied de la plante phosphorescente. Au fond du laboratoire, Myriam trouve des bidons “désherbant puissant – en cas d’urgence”. Pas besoin de sécateur finalement… Elle prend chacun des bidons et, sur les conseils de Luna, les verse méthodiquement dans chacune des cuves. Le bouillonnement dans les cuves s’arrête, le brouillard est moins épais.

Quinze minutes plus tard, la plante ne bouge plus du tout et s’affaisse sur elle-même. La lumière verte s’éteint. Myriam allume la lampe de son téléphone. Elle constate que les poupées disparaissent les unes après les autres avec un petit “pop” et un nuage de paillettes dorées. Super, ça a l’air de marcher !

Ni une, ni deux, Luna chante sa petite chanson, à l’envers, et Myriam est de retour à Djerba, allongée sur sa serviette. Son père, à côté d’elle, se réveille de la sieste. Myriam s’étire, il est 17h, elle a un petit creux. Après toutes ces péripéties, Myriam et son père s’offrent une glace bien méritée et se remettent de leurs émotions en dorant au soleil.

La quête de Joe

Histoire écrite pour Matthias, qui a choisi les personnages et l’allumette !

Joe est un énorme chat noir, plein de puces, une oreille déchirée et qui pue de la gueule. C’est un super glouton, qui peut manger 18 fois dans la journée et avoir encore un peu de place pour le dessert. C’est aussi un chat extrêmement câlin, mais comme il est vraiment très moche et qu’il pue vraiment beaucoup, personne ne veut l’approcher, encore moins être son ami. Alors, se serrer contre lui, n’y pensons pas. Plutôt manger des asticots que de câliner Joe !

Joe, après avoir erré de ville en village, de taverne en maison, quitte la route et s’enfonce dans la forêt, en quête de nourriture et de compagnons. Un jour, il a entendu parler des lutins câlins, qui ne sortent qu’au mois de novembre pour câliner les voyageurs solitaires avant les grands froids de l’hiver. Joe va alors traîner ses pattes près du rosier sauvage sous lequel, dit-on, se trouvent les fameux lutins. Il fait trois fois le tour du buisson épineux sans rencontrer de lutin câlin. Quand il se faufile au cœur du rosier, il entend un énorme soupir, comme si quelqu’un avait retenu son souffle pendant longtemps. Intrigué, il s’oriente vers le bruit et trouve un petit lutin qui s’enfuit. Joe le rattrape et pose une patte griffue dessus. Le lutin fait un effort pour ne pas respirer, mais, quand c’est trop dur, il soupire encore et dit à Joe «  Je t’en supplie, libère moi ! Tu pues beaucoup trop pour moi, je ne peux pas le supporter ! ».

Joe lui répond « Je veux seulement un câlin, comme les autres voyageurs solitaires… Si tu ne peux pas me câliner toi-même, dis-moi juste qui pourrait m’aider ! »

Malheureusement, le lutin, qui a pris une grande gorgée d’air au moment où Joe ouvrait la bouche pour parler, tombe évanoui tout d’un coup. Comme Joe a une petite faim, il engloutit le lutin d’une seule bouchée et poursuit sa route, complètement dépité.

Il trottine à travers bois et arrive dans une clairière, avec un ruisseau et une vieille bicoque à côté. Joe s’approche de la bicoque, se disant « qui dit maison dit nourriture à foison ! Avec un peu de chance, je tomberai sur une sorcière qui a besoin d’un chat tout noir pour soigner son image de marque. »

À peine pose-t-il la patte dans l’entrée qu’une femme surgit, couverte de verrues, armée d’un balai et coiffée d’un chapeau pointu. Elle court vers Joe en se bouchant le nez d’une main, en remuant son balai de l’autre. « Foi de Gertrude, c’est une abomination ! Pouah, tu empestes, petit démon ! Si tu restes dans ma maison, tu vas goûter de mes potions, je vais refaire toute ton éducation, te transformer en hérisson ! ». Joe freine des quatre pattes, il enclenche la marche arrière et file sans demander son reste.

Courant dans les bois, Joe se dit que la vie est vraiment trop injuste. Même la sorcière ne veut pas de lui ! Qu’elle était laide pourtant, la Gertrude, avec ses verrues sur tout le visage ! Et pour être honnête, elle ne sentait pas vraiment la rose non plus ! Alors qu’il se remet de ses frayeurs et de sa course, il sent le découragement l’envahir. Les larmes roulent de ses yeux, il cherche un abri sous un arbre et se roule en boule pour essayer de dormir.

Il est réveillé par un minuscule p’tit bonhomme qui lui marche sur la queue, en faisant un grand « ah ah ah… Atchoum ! ». Joe ouvre un œil mécontent et va pour dévorer ce p’tit bonhomme qui lui écrase la queue et lui éternue sur le postérieur. Il ouvre grand la gueule et attend le bon moment pour ce petit déjeuner servi sur un plateau. Le p’tit bonhomme s’excuse aussitôt, d’un « désolé, désolé, je suis enrhumé, je ferme toujours les yeux quand j’éternue et je ne vous avais pas vu avant de buter sur votre queue. En même temps, vous dormez devant l’entrée de ma maisonnette, Monsieur le Grand Chat Noir ».

Joe, qui s’attendait à voir le p’tit bonhomme se moquer, se boucher le nez, se carapater, est assez surpris pour refermer la gueule sans avaler le p’tit bonhomme. Il lui répond : « Drôle de p’tit bonhomme, je ne te mangerai pas si tu réponds convenablement à mes questions. Qui es-tu ? As-tu peur de moi ? Tu ne sens pas une odeur bizarre dans le coin ? ».

Le p’tit bonhomme semble tout juste réaliser que Joe était à deux doigts de le manger. Il hausse les épaules et répond : « Je m’appelle Pipistrelle, et je suis un Farfadet. J’étais parti chercher une allumette pour faire un feu chez moi : avec les pluies de l’automne, il y a des inondations et j’ai attrapé un gros rhume. Je voulais me réchauffer et sécher ma maison, mais je n’en ai pas trouvé et pouf ! je suis tombé sur vous. Les farfadets n’ont peur de personne, Monsieur le Grand Chat Noir… » « Joe, tu peux m’appeler Joe ». « D’accord, Monsieur Joe ! Les farfadets n’ont peur de personne Monsieur Joe ! Les farfadets passent leur temps à faire des blagues, à chiper dans les bourses des passants, à égarer les voyageurs, à terroriser les grands costauds avec leurs tours de passe-passe. Alors non, Monsieur Joe, je n’ai pas peur de vous ! C’est à vous de trembler ! Et je ne sens rien du tout du tout. Les farfadets ont l’oreille très pointue mais le nez toujours bouché, avec ou sans rhume… »

À ces mots, Joe bondit sur ses pattes et saute de joie ! De sa queue, il attrape Pipistrelle le Farfadet et le fait sauter en l’air. Celui-ci n’apprécie pas le traitement et d’une pirouette, saute sur le cou de Joe et lui tire les oreilles ! Joe se calme aussitôt et, penaud, explique son histoire à Pipistrelle. Pipistrelle réfléchit et lui propose un marché : « Monsieur Joe, si tu me trouves une allumette pour ma maison , je veux bien être ton ami. Normalement, les farfadets n’ont pas d’amis, mais comme je suis curieux, je veux bien essayer pour voir. ».

Joe sait où trouver des allumettes, alors il propose à Pipistrelle de l’emmener. Celui-ci accepte et se cale sur le dos de Joe. Arrivé près de la cabane de Gertrude, il prend garde au sens du vent pour que son odeur ne parvienne pas aux narines de la sorcière. Il laisse Pipistrelle descendre et l’attend, prêt à repartir dès qu’il aura son butin. En moins de temps qu’il n’en faut pour faire « ouf ! », le farfadet sort en courant, chassé par une Gertrude qui vocifère « sale morveux, j’vais t’apprendre, moi, à voler mon feu ! Si je te recroise dans ma maison, tu vas goûter de mes potions, je vais refaire toute ton éducation, te transformer en paillasson ! ». Pipistrelle s’accroche aux poils de Joe et celui-ci file ventre à terre jusqu’à la maisonnette du farfadet. Il aide son nouvel ami à allumer son feu, il lui fait de la soupe et des grogs pour le soigner. Et, quand Pipistrelle est complètement guéri, ils échangent leur premier câlin. Et c’est doux ! Et c’est chaud ! Et c’est moelleux un câlin donné par un ami !

Pipistrelle et Joe deviennent inséparables. Joe apprend des farces et des tours pour faire rire Pipistrelle aux dépends des voyageurs. Pipistrelle invente de nouvelles recettes pour son ami si gourmand. Et, à chaque changement de saison, ils se faufilent jusqu’à la clairière pour aller narguer Gertrude, qui hurle à chaque fois de nouvelles menaces mais n’a pas réussi à les attraper. Pas encore…

Furtif

À pattes de velours, tu es entré. Dans ma maison, dans ma vie, dans mon cœur. Quand je n’attendais plus rien, j’ai espéré à nouveau. Revoir tes immenses yeux verts flottant dans l’obscurité. Apaiser tes craintes, rassasier ta faim, te purger des parasites qui rongent ta peau et tes entrailles. Caresser ta gueule cabossée aux oreilles grignotées. D’un farouche ronronnement, d’un coup de tête sur ma jambe, tu as dissous le bouchon de mots qui m’obstruait le sternum. Plus besoin de mots quand un amour puissant, incendiaire, embrase l’être. Une pyrolyse de l’âme.

Nettoyés tous ces mots retenus qui s’accumulent. Évacués les avortons de réponses mal formulés, trop tardifs, inappropriés. Évaporé instantanément le goutte à goutte de “et si”, “il faudrait”, “je ne peux pas”. La bonde avait déjà sauté, laissant s’échapper, en tourbillons de larmes, une bouillie épaisse de tristesse, regrets, impuissance, horreur. Cet amour tout neuf a consumé les derniers vestiges accrochés aux tripes et fait place nette.

Parce que je ne savais pas que je pouvais aimer à nouveau. Me tapir, pelotonnée dans des amours solides, durables, déjà testées et éprouvées, ça oui. M’immerger toute entière dans cet amour immense et merveilleux qui m’a portée et façonnée depuis tant d’années, pour sûr. Mais trembler d’amour et d’inquiétude pour un nouvel être, l’accueillir dans mon giron, lui donner ma confiance, une place dans mes pensées, m’engager à faire tout mon possible pour son bonheur et sa sécurité, m’imaginer un futur à ses côtés, voilà qui était insoupçonné. Dans ta soif dévorante d’affection, tu as déniché une source vive, quoi qu’obstruée, et tu as su la révéler, jaillissante, pétillante, brûlante mais profondément désaltérante. Bois, petit chat, réchauffe-toi, apaise-toi, panse-toi à cet amour tout neuf. La source n’est pas près de se tarir.

Échoportrait

Vole, vole, battements d’ailes dans la nuit noire. Volette la chauve-souris, éperdue, déboussolée dans l’immensité des ténèbres. Trajectoire erratique, battements frénétiques, ballet chaotique.

Dans l’espace infini, d’inaudibles cris sont lancés, balises ultrasoniques qui ricochent et reviennent au hasard la heurter. Effleurer sa fine peau, égratigner la fragile membrane de ses ailes, bousculer ou sécuriser son vol effréné.

La chauve-souris ballotée, ultrasensible, surchargée d’informations ne sait plus interpréter les signes et percute au gré du vent des barrières, des gens, des fantômes. Se prend dans de gigantesques toiles gluantes avant de s’en arracher par l’énergie du désespoir.

Dans la tourmente, la chauve-souris apprend. Affine ses perceptions. Reçoit quelques échos à ses cris de détresse. Fait le compte des appels restés lettres mortes. De ceux qui n’ont jamais atteint leurs cibles. De creux en pleins, au milieu d’êtres-miroirs sporadiques, la chauve-souris dessine ses contours, donne une forme à son corps, des noms à ses sensations, des limites à ses angoisses.