Elle est venue me voir, tu sais. Dire merci, prendre de mes nouvelles. Vérifier que je tiens le coup. Grâce à toi, elle est vivante et n’a eu que peu de séquelles. Elle pleurait en me disant ça. C’est pour ça que je ne l’ai pas frappée, que j’ai réprimé mon envie de l’étrangler.
Je ne l’ai pas reconnue tout de suite. Deux ans plus tard, elle avait changé, et puis je l’avais un peu oubliée. Elle m’a expliqué, en me regardant franchement, laissant ses larmes couler au fil de ses paroles, son réveil à l’hôpital. Elle a mis plusieurs mois à savoir ce qui s’était passé. Elle avait de vagues souvenirs de l’accident, elle est restée quelques semaines dans le coma après son opération. Elle a posé des questions, elle a appris que son cœur avait été perforé par une de ses côtes lors de la collision mais que par chance, elle avait été transplantée très vite. Elle a entrepris une longue rééducation, elle est restée très longtemps sous surveillance médicale, mais elle s’est acharnée pour guérir et ne pas gâcher le cœur qu’elle avait reçu. Ton cœur, donc.
Quand elle est sortie de l’hôpital, elle a voulu savoir à qui elle devait la vie. Son entourage, pourtant très présent dans les moments durs, s’est montré évasif. Son conjoint ne voulait pas répondre, la dissuadait de poursuivre ses recherches. Les médecins se retranchaient derrière le cadre légal : ce sont des informations confidentielles, il est impossible de communiquer ce genre de renseignements. Son psy a insisté : connaître l’identité de son sauveur ne l’apaiserait en rien, c’était une perte d’énergie, voire un nouveau traumatisme à surmonter. Devant ce mur, elle n’a pas renoncé.
Il y a quelques mois, elle a fini par trouver ton nom en épluchant les rubriques nécrologiques. Tu étais la seule morte répondant aux exigences de la transplantation. Son psy avait raison, la réponse à sa question l’a démolie. Effondrée, elle a envisagé de se suicider, mais elle se sentait responsable de ton cœur. En grande dépression, elle a intégré une maison de repos, avant de se ressaisir. Puis elle m’a cherchée. Elle a hésité avant de venir me voir, elle avait peur de s’immiscer dans ma vie, des fois que j’aie pu t’oublier et tourner la page. Alors elle est venue au cimetière, pour te parler j’imagine, enfin, tu sais mieux que moi. Et elle m’a vue, encore endeuillée deux ans après ta mort. Le lendemain aussi, puis le surlendemain. Le cinquième jour, elle m’a attendue, et, calmement, m’a déballé tout ce qu’elle avait appris.
Son regard ne tremblait pas en me racontant son histoire. Je dois avouer qu’elle était courageuse, de me dire ça en face. Moi, j’avais du mal à la regarder vraiment, j’avais trop peur de ce que je voulais lui faire subir. Mais elle s’exposait, me montrait toute son âme sans me demander de la pardonner, parce qu’elle sentait que lui accorder le moindre pardon, c’est au-dessus de mes forces.
Alors voilà. Tu le sais maintenant, ton cœur poursuit sa vie sans toi. Ton cœur lui permet d’être là pour ceux qu’elle aime, alors que toi tu ne peux même pas me répondre. Tu as donné ton cœur à la chauffarde qui t’a tuée sur le coup. Comme quoi, tu n’as jamais été rancunière.