Noël et ses fêtes sont derrière Capucine Jackson et elle se retrouve avec un encombrant présent sur les bras. Trop de secondes qui filent et s’étirent, dans une course effrénée, mais qu’elle regarderait au ralenti. Une cape de solitude se dépose sur ses frêles épaules, flocon après flocon, à chaque baiser d’au-revoir à ses proches. Capucine feinte et s’occupe, une minute après l’autre, trottinant pour remettre un semblant d’ordre dans la maison tout en ressassant la question fatidique : Comment se débarrasser du traînant présent sans pour autant attirer l’attention du futur, qui s’invitera bien assez tôt de lui-même ?
Quand tombe la nuit, Capucine Jackson a une idée. Elle bricole près d’une heure dans sa cave puis sort de chez elle. Elle arpente les ruelles en quette d’enfants tendant leur menotte en bâillant. Emmitouflée dans son chaud manteau d’hiver, elle guette des yeux qui brilleraient à hauteur de mollets, petites étincelles de vie vacillant sous les bourrasques du froid, de la faim et du cynisme. À petits pas pressés, elle arpente les quartiers les plus sombres de la ville, jusqu’à trouver une perle d’innocence, grelottant de froid sous une couverture, les yeux humides et la goutte au nez, à côté d’une femme au regard éteint, qui pourrait être sa mère. À leurs pieds, une pancarte à l’orthographe approximative demandant de quoi manger et soigner un hypothétique petit frère.
Capucine se penche et essaie d’engager la conversation. Comme elle s’y attendait, la mère ne la comprend pas et le petit sert d’interprète, omettant au fil de la conversation des pans de plus en plus larges de ses propos. Passées les banalités d’usage concernant le froid, la faim et l’état de santé des deux sans-abris, Capucine Jackson fouille son portefeuille à la recherche d’une ou deux pièces à offrir. Puis elle demande au petit comment il occupe ses journées sur son bout de trottoir. Il lui explique que quand sa mère le peut, elle lui apprend à lire et à compter. Il fait des paris sur les passants : qui s’arrêtera, qui sera méprisant, qui aura un air de pitié mêlé de culpabilité en accélérant le pas, qui les chassera. Il dort quand il peut, caché dans le giron maternel. Il chantonne avec elle les comptines folkloriques du pays de ses ancêtres. Il s’ennuie, souvent. Il l’écoute lui raconter la vie au Pays qu’il n’a pas connu. Rêve lui aussi à ce passé révolu, mais chaque jour plus attirant. La misère et la guerre de cet ailleurs sont mystérieux, la vie y est à la fois plus dure et plus douce, les aventures sont toutes plus extraordinaires les unes que les autres, la nostalgie maternelle colore en pastel cette patrie abandonnée à la hâte il y a presque dix ans.
Alors Capucine se lance et expose sa proposition au petit. Elle lui offre son présent. Toutes les secondes dont elle ne fait rien, il pourra les utiliser, comme un refuge dans la chaleur et le confort, ou comme escapade imaginaire. Il pourrait disposer de ce temps comme bon lui semble, hors de son corps d’enfant. Capucine serait simple spectatrice, légèrement en retrait de ses sens. L’expérience serait à peine plus qu’un rêve pour elle, sur lequel elle n’aurait aucun contrôle. La mère du garçon ne se rendrait compte de rien : ce ne serait que du temps supplémentaire, en marge de sa vie. Un peu comme une double ration temporelle simultanée, pendant que Capucine lui céderait régulièrement les bouts de présent qui l’embarrassent. Ainsi elle pourrait se concentrer sur les instants qui lui sont chers, sans avoir à occuper les heures entre deux perles de vie.
L’enfant est hésitant. Cela fait longtemps qu’il discute avec Capucine sans plus rien traduire à sa mère. Il aimerait avoir son avis mais connaît instinctivement sa réponse. Du bas de ses six ans, il marchande avec l’inconnue qui semble si décidée. Il veut l’assurance qu’il pourra arrêter à tout moment. Se réserve le droit de demander une réciprocité, plus tard, si son présent se mettait aussi à lui peser. Exige qu’à portée du corps de Capucine se trouve toujours à boire et à manger au moment de ses fugues. Demande de l’argent en plus pour son frère, parce qu’il n’a pas eu de cadeau de Noël. Capucine Jackson pèse le pour et et le contre, puis cède sur tout, sans précipitation. Alors l’enfant tend hardiment sa main. Capucine l’enveloppe de sa main gantée et y dépose un petit galet orné d’une pierre bleue en son centre. Le galet est doux et chaud. La pierre, froide comme la neige. Capucine explique le fonctionnement de l’objet, le changement de température et de couleur de la pierre lors de l’Appel. La pression à exercer successivement sur chaque bord du galet puis sur la pierre centrale. Le gamin hoche la tête, l’air grave. Il a compris, il répondra. Ne serait-ce qu’une fois, pour voir.
Capucine Jackson se relève lentement, ses jambes sont engourdies d’être restée accroupie si longtemps. Elle salue d’un signe de tête la mère et l’enfant, puis s’éloigne à petits pas, qui gagnent en assurance à chaque coin de rue. Sur ses lèvres, un sourire s’épanouit.