À la suite d’une profonde blessure, d’une convalescence interminable, d’une souffrance répétée à l’infini, mon cœur a perdu son élasticité. Il s’est ankylosé à force de ne plus vouloir servir. Alors je le ménage, je supervise sans cesse l’intensité et la fréquence des émotions qu’il rencontre. Je m’habitue finalement aux amplitudes limitées, qui évitent les douleurs fulgurantes.
Je le mets au repos et j’essaie de le rééduquer, dans des cadres bien contrôlés. Je commence par les mots en cascade, des conversations tous azimuts ou des pages remplies de pensées en vrac, pour tourner et retourner les tourments, les polir et tenter de les réduire à l’acceptable. Ensuite, je regarde des films, des livres, des séries . Ces succédanés de réel que je peux refermer ou mettre en pause, dont je peux sauter les passages les plus intenses, les découper en petites portions. Et puis je me balade, à la recherche de souvenirs, de symboles. D’émotions déjà vécues, que j’apprivoise, que je convoque sur un lieu et un temps défini. Enfin je laisse venir les musiques, les chansons. Créées depuis la nuit des temps pour provoquer chez les auditeurs des émotions puissantes, morceaux de vie concentrés, divers et variés, ce sont les dernières étapes de mon long protocole de rééducation.
Puis, quand je pense maîtriser un peu tout ça, quand je peux voir “Les Noces Funèbres”, sentir le vent et le soleil sur ma peau en roulant à toute allure en vélo, chanter “les étoiles filantes” des cowboys fringants à tue-tête ou danser une valse avec mon chat, sans me liquéfier et sans trembler, je crois avoir enfin retrouvé de ma mobilité. Alors je me jette à l’eau, je sors de mon cocon, je vais m’y frotter, à la vie, la vraie.
Mon cœur réagit à sa façon. Lui qui avait repris confiance dans son environnement sécurisé, s’essaie tout d’un coup aux triples saltos. Faux mouvement immédiat, les calcifications se rappellent à lui en le cisaillant violemment, le voilà de nouveau déchiré. Alors je recommence, patiemment, pendant que mon cœur crie sa douleur. Les mots, les souvenirs, les chansons reviennent. Mon cœur s’apaise. Jusqu’au prochain essai.