C’est sa dernière nuit au port avant de repartir en mer pendant six longs mois. Ce soir il a arpenté les tavernes, il a bu, il a joué et il a dansé avec des femmes à l’âge et la beauté discutables, mais assez affectueuses pour que le reste n’importe pas. C’est maintenant le petit matin, le navire doit quitter le port à la marée de midi, il a donc quelques heures devant lui pour se rendre présentable et être capable de faire son travail correctement. Il devrait dormir mais sait que le réveil sera horrible. Alors il se dirige vers les quais pour voir son foyer depuis de nombreuses années et pour les six mois à venir. Il va s’asseoir sur le ponton, de manière à toucher la coque du navire avec sa main. Il sent le bois frais sous sa paume, le bateau tangue doucement sur l’eau. Ce contact familier le rassure et lui permet de se remettre les idées en place. Il avait la permission ce soir de dormir à terre, mais il se sentira mieux dans sa couchette, de toute façon, il n’a plus d’argent pour prendre une chambre dans une auberge.
Une fois seul dans sa couchette, il se laisse bercer par le roulis régulier du bateau. Il ne dort pas, il se repose et pense à ses nombreux voyages à bord du bâtiment. Il a toujours fait partie de son équipage, depuis ses dix ans quand il s’est engagé comme simple mousse. Le voilà maintenant premier maître.
Perdu dans ses pensées, il ne sent tout d’abord pas le roulis plus fort du navire. Mais quand il se lève pour aller soulager sa vessie et qu’il est obligé de se tenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre, il se dit que quelque chose ne va pas. Il va sur le pont et constate que la mer est calme, mais le navire tangue plus fort encore.
Il sent en provenance des calles une odeur tenace de rhum et descend. La cargaison a été chargée à bord du navire dans l’après midi, et elle contenait entre autres plusieurs tonneaux de rhum, mais cela ne devrait pas sentir aussi fort. Une secousse manque de le faire tomber, le bateau a touché le ponton à force de tanguer aussi fort. Et puis tout se calme, comme en suspens… Le marin continue sa descente vers les cales, en se tenant aux murs. Lorsqu’il arrive, l’odeur de rhum est entêtante, il s’aperçoit que deux tonneaux sont renversés, leur contenu formant une large flaque sur le plancher, qui est déjà bien imbibé d’alcool. Dommage pour ces marchandises, mais il ne peut rien faire pour récupérer le rhum. Il cherche donc la serpillière et commence à nettoyer les dégâts. Une autre secousse se fait alors ressentir, et le bateau tangue de plus belle. Il arrête de nettoyer, le bateau arrête de tanguer. Il recommence, le bateau aussi… Se sentant pris d’un doute, il essaie de parler au navire, lui disant d’arrêter ce petit jeu et de le laisser faire son travail. Il n’en est pas sûr, mais il croit entendre un grincement dans le bois, un grincement qui semblait mécontent. Il songe alors à la quantité d’alcool qu’il a lui-même ingurgitée ce soir, et se dit qu’il commence à délirer, s’il croit que le navire lui répond. Il va alors chercher un grand seau d’eau et le lance sur la flaque de rhum. Il ressent alors un tremblement sous ses pieds, mais le bateau ne tangue plus, enfin, plus trop.
Perplexe, il se dit qu’il ferait bien de dormir, finalement.