Un bus passe. Une fois de plus, aucun ne bronche. Ils font mine de ne pas l’avoir vu, de peur d’autoriser le temps à filer en cascades. Chaque quart d’heure qui passe les rapproche plus sûrement de l’instant où l’un des deux lancera le fatidique “je crois qu’il est temps que j’y aille”. Chacun espère que ce ne sera pas pour ce bus là. Plus tard sera toujours mieux que maintenant pour être raisonnable.
Pour l’heure, les mots s’enchaînent, les idées s’entremêlent, les confidences se déversent à un rythme soutenu. Bus après bus, l’envie de tout connaître de l’autre est attisée. Les cœurs se dévoilent pour capter l’attention, le temps d’un bus supplémentaire. Comme la dernière phrase d’un chapitre qui nous oblige à entamer le suivant.
Au lieu de s’égoutter lentement, les minutes s’étirent généreusement avant de se jeter par lots entiers dans les rapides, brèches percées dans le tissu du rêve par la réalité vrombissante du moteur. À défaut d’être avoué, l’intérêt pour l’autre peut être mesuré en nombre de bus volontairement ignorés, jaugé à l’ardeur qu’ils mettent à éviter de regarder la pendule. Comme si cela pouvait suffire à tout dire, comme si ces milliers de mots lancés pour tenter de retenir le temps pouvaient remplacer ceux qu’ils n’ont pas le courage de prononcer…