Un élevage particulier

Gudule pousse la porte de l’échoppe. Le commerçant est réputé pour produire de bons élevages, et Gudule a besoin de spécimens hors norme. Son porte monnaie n’est pas bien lourd, mais elle a mis une bonne partie de ses économies pour avoir elle aussi son début d’élevage. Contre les trois quarts de sa monnaie, elle négocie l’achat de dix couples dressés pour revenir à leur cage tous les matins. Avec un peu de patience en prime, elle devrait, d’ici quelques semaines, avoir de quoi mener à bien son projet.

Car Gudule n’est pas une adolescente comme les autres. Quand les jeunes de son âge sont assoiffés de sang, indomptables et impliqués dans moult faits divers, Gudule est profondément dégoûtée par les moyens de survie limités à disposition de son espèce. Chasser, mordre ou sucer le sang de proies vivantes et conscientes pour garder sa vigueur et son énergie lui donne des hauts le coeur. À partir du moment où ses parents ont arrêté de lui préparer des poches toutes faites et qu’elle a dû voler de ses propres ailes, elle a d’abord voulu se laisser dépérir. Puis elle est allée chercher des informations sur les méthodes alternatives. Et elle est tombée sur un site épatant.

Elle a ainsi appris que les vampires n’avaient finalement besoin que de très faibles quantités de sang pour subvenir à leurs besoins. Un vampire étant quasiment immortel, le sang ingéré n’est utilisé que pour remettre à niveau sa vitalité. Donc en sous régime, un vampire peut presque hiberner. Ce qu’elle a commencé par faire. Puis elle s’est rendu compte qu’elle ratait une bonne partie de sa vie à dormir comme ça, et qu’elle pourrait au contraire faire un tas de choses intéressantes. L’apprentissage des métamorphoses et du vol de nuit par exemple la ravissaient littéralement. C’est alors qu’elle a projeté d’élever des moustiques.

Ceux-ci, dressés spécialement par Maître Kriek, piquent les humains pendant leur sommeil. Rien de traumatisant pour eux, qui y sont habitués dès leur plus jeune âge. Ensuite, ils sont éduqués pour suivre une piste olfactive qui les ramène dans la maison de leur propriétaire. À chaque couple son odeur, qui reste efficace pour tous leurs descendants. Une fois le couple acquis, la première chose à faire est de les faire se reproduire. Pour cela, tout le sang amassé est laissé à la femelle, qui pond ses oeufs. Une fois que les petits savent piquer et retrouver leur chemin, un choix s’opère. Un nombre de couples importants est gardé pour maintenir une reproduction. Le reste des moustiques, lorsque la surpopulation commence à se faire sentir, est centrifugé afin de fournir un verre de sang frais tous les matins à leur bienheureux détenteur. Ainsi, la population de moustiques reste régulée, Gudule garde une alimentation saine, et les horreurs de la chasse ne viennent plus perturber son sommeil.

Perce-val

Un éclair roux traverse en trombe le salon. Tombe la pile de CD en équilibre sur la table basse. L’éclair roux ne s’arrête pas. Le voilà qui saute sur le chat qui dormait par là. Grondements, feulements, griffes acérées, l’éclair repart illico presto. Profitant d’un battement d’environ dix secondes pendant lesquelles personne ne le regarde, il subtilise la part de brioche qui attendait sur la table l’heure du goûter. Dès qu’il sent un regard sur lui, l’éclair roux s’enfuit par la baie vitrée, tache orange zigzaguant sur l’étendue verte. Dans ce val improvisé, c’est lui le roi, la terreur de la faune. Dès que passe un enfant, un congénère ou un admirateur, le voilà qui parade avant de repartir, insaisissable. Mais lorsque, excédés par ses facéties, son espièglerie, sa manière de n’en faire qu’à sa tête nous décidons de le remettre en place une bonne fois pour toute, voilà que nous tombons sur une petite boule de poils ronronnante qui transpire la paix et son amour pour nous. Rangé le pistolet à eau que nous nous apprêtions à dégainer, nous profitons ensemble de cette seconde de calme et de fausse innocence.

Roquet

Chaque fois que je te vois

Où que je sois, le même émoi

Une claque en plein cœur m’atteint

Putain, tu ressembles vraiment à rien

Dans la cage d’escaliers tu erres

Encore mis à la porte par ton maître

Pigneur sans cervelle, des insultes se perdent

Imbécile animal, unique en ton genre

Et, fier de toi-même tu parades

D‘odieux glapissements sortent de ton ventre

Ah que ne puis-je une fois seulement

Une minute oublier ma conscience !

Coller un magistral et enthousiaste

Uppercut vengeur au fondement de la bestiole,

Libérateur pour mes sens malmenés.

Un ami pour la vie

Il me nourrit, je le protège. Je ne suis pourtant pas un simple garde du corps, et lui pas un simple patron. Dès le premier regard, le premier geste, j’ai su qu’il était mon ami. Et lui aussi me considère comme son compagnon, son confident. Il a confiance en moi et, loyal jusqu’à la moelle, je n’ai aucune envie de le décevoir. Depuis le temps que nous sommes sur la route, j’ai appris à connaître et anticiper la moindre de ses réactions. Je l’avertis à chaque danger, ne dormant que d’un demi-œil pour lui permettre de dormir d’un œil. On essaie tant bien que mal de trouver le repos, c’est plus facile à deux quand on peut se tenir chaud.

La vie au grand air me convient bien, peu importe ses contraintes. Lui est souvent plus sensible, mais à mes côtés il s’endurcit. J’ai parfois peur d’être un poids, une charge pour lui. Peu importe sa faim, il partage son repas avec moi. Parfois il reste dehors, dans le froid, au lieu de rentrer se mettre au chaud pour ne pas me laisser seul. Souvent il est dans un état un peu second après cette boisson qu’il avale mais ne me donne jamais. Il me dit que ça lui tient chaud, à l’intérieur.

Il me dit aussi souvent qu’on est unis pour la vie. Qu’on se suffit l’un l’autre. Qu’on n’a pas besoin de vivre en meute. Je ne comprends pas ce concept de solitude choisie. Moi, je l’accepte pour lui, mais quand je croise un des miens, je suis toujours en fête. Lui fuit ses semblables. Eux ne le voient pas. Ou font semblant, je le vois bien. Il se méfie d’eux tout autant qu’eux de lui. Il arrive bien que l’on croise quelques fois des vagabonds ou des passants un peu plus bavards que d’autres, mais ces rencontres restent éphémères. Chaque personne croisant notre chemin finit toujours par partir, au bout d’une minute, une heure ou une semaine. Alors nous poursuivons notre bonhomme de chemin, ensemble et satisfaits de l’être.

Orchestre

Aujourd’hui c’est un bon jour pour réaliser son rêve. Terrassant sa timidité, il s’apprête à mener pour la première fois “son” orchestre. Dans la fosse devant la mare, les mâles sont répartis. La capacité de leurs sacs pulmonaire a été évaluée trois jours plus tôt. Ils sont prêts à jouer le chant de leur parade, les femelles étant installées tout autour de leur fosse. Le chef d’orchestre a réussi à réunir des pic-verts pour assurer les percussions et leur offrir un contre-point flatteur. Si ce soir, le grand soir qui marque l’entrée dans la saison des amours, son orchestre se distingue de celui de l’étang voisin, alors c’est sûr qu’il aura gagné estime et respect de la part des demoiselles qui vont l’écouter. Sa descendance pourra profiter de l’occasion pour se reproduire encore et encore, concurrencer les points d’eau des environs, et, pourquoi pas, gagner la suprématie sur la commune, le département, la région. Il se voit déjà, avec ses armées de descendants, en train de conquérir le monde. Décidément, Cortex avait tout faux. Il suffit de faire chanter les mâles de sa famille. Et pour ça, il se tient prêt. C’est parti !