A peine sorti du ventre de sa mère, le voilà déjà attrapé, observé, puis plongé dans le liquide qui permettra de le conserver au mieux. Aussitôt, il sent, le temps d’une seconde de douloureuse conscience, la brûlante morsure du froid qui le saisit. C’est bien d’une terrible brûlure qu’il se meurt, emporté par la vague de froid liquide dans laquelle il se noie. Sa conscience est déjà déconnectée alors que ses fonctions vitales s’éteignent rapidement l’une après l’autre. En moins d’une minute, le foetus est passé du statut de nouveau-né à celui d’être figé dans la glace. C’est cette rapidité même qui rend le traitement plus acceptable, et qui permet d’étudier de près les effets biologiques de perturbations intra-utérines. La congélation rapide dans l’azote liquide assure la conservation de toutes les molécules qu’une mort plus lente ne permettrait pas de voir. Surtout, ne dégradons pas ce précieux matériel par des nécroses intempestives. Laissons le froid intense protéger pour nous l’essence même de cet être qui jamais ne connaîtra les raisons ni de sa brève existence, ni de sa soudaine mort.
Archives des catégories : La vie cachée des animaux
Mise en scène d’animaux
La promesse du papillon
Fragilité de l’instant. De la taille d’un pouce, ses ailes fines sont à peine bleutées, petite coquetterie d’un papillon par ailleurs discret. Posé sur un long brin d’herbe, il vacille au gré de la brise qui souffle doucement. Quelques pas plus loin, un enfant l’observe, captivé. Il s’approche lentement, jusqu’à pouvoir le faire s’envoler d’un courant d’air. Il s’allonge alors dans l’herbe, les yeux à quelques centimètres de la frêle petite bête. Il tend sa main jusqu’à toucher le brin d’herbe et attend.
Près d’une minute plus tard, le phénomène attendu se produit : d’un battement d’ailes, le papillon s’envole, tourne quelques instants et vient se poser sur la peau nue du bras de l’enfant. Peau douce et sucrée que le papillon goûte du bout de sa trompe. Ses pattes chatouillent le bras juvénile mais le petit n’ose pas bouger un poil de peur d’effrayer le lépidoptère. Retenant son souffle, l’enfant savoure la promesse offerte par l’instant suspendu. Promesse d’un monde où l’innocence aura toujours sa place, promesse d’une paix et d’une harmonie à portée de bras.
Le voyage de noces du moustique
C’est le début de l’été, et le moustique vient de convoler en justes noces. Avant que sa dulcinée ne commence le travail, il entend bien partir en voyage de noces. Il a déjà tout prévu, le voyage sera plaisant. Il faut savoir que chez les moustiques, ce n’est pas tant la destination du voyage -qui est somme toute aléatoire- qui compte, mais le voyage en lui-même. Et le choix du moyen de transport est primordial. Si l’on veut voir du pays, il faut choisir un globe trotter, mais un globe trotteur mal organisé, qui n’a pas d’arme de pointe contre les insectes nocturnes suceurs de sang. Si l’on veut rester en vie et profiter à deux du voyage, il faut éviter les gens qui partent trop au nord où il fait froid, les empoisonneurs, les prévoyants, les fumeurs qui ont si mauvais sang… Le mieux est un enfant sans défense, soit manchot, soit très jeune et avec des mouvements désordonnés. Le moustique a repéré une colonie d’enfants handicapés qui doit partir une semaine dans les Pyrénées. C’est parfait pour eux, ça… Ils ne connaissent pas la montagne, ce sera l’occasion. Pour économiser leurs forces, il leur suffira de se poser quelque part dans le minibus, et le bruit du moteur couvrira leurs envolées coquines. Presque aucun risque de se faire prendre, des vacances en toute sécurité.
Lorsque tout est parfaitement au point, le moustique court prévenir sa belle de son programme si parfait. Au moment où il la voit, il comprend que tout est fichu. Il a été trop enthousiaste la nuit de ses noces, la belle est déjà enceinte (il comptait sur le voyage pour s’occuper de cette triste formalité). Et comme tout le monde le sait, la femelle moustique enceinte fuit le mâle comme la peste, préférant se gaver de sang pour mériter la médaille de la meilleure mère qui soit. Le moustique prend sa décision en un instant. Il partira seul en voyage, ce sera l’occasion, qui sait, de trouver une nouvelle amante, attirée par les proies faciles dont il sera entouré.
Le sens de la rotation de la queue de la vache dans l’hémisphère sud
“Vous avez quatre heures pour répondre, prenez votre temps, soignez votre argumentation, seuls ceux qui auront plus de 14 partiront pour ce voyage en Amérique du Sud.”
Ben lance un coup d’oeil désespéré à Joe. Quel sujet de fin d’études, tiens! Joe a l’air de s’y mettre pourtant, sans trop de difficultés… Bah, il doit bien y avoir quelque chose à écrire sur ce sujet, après tout. Le sens de rotation de la queue de la vache dans l’hémisphère sud. Ben repasse les cours auxquels il a assisté, essaie de se souvenir de l’importance que ce sens de rotation peut avoir pour lui et commence à son tour à écrire. Bien sûr, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt! Surtout s’ils partent en Amérique du Sud!
Quatre heures plus tard, tout le monde rend sa copie. Ben est plutôt content de lui, même s’il ne sait pas du tout quelle pourra être sa note. Tout le monde spécule et annonce ce qu’il a écrit, certains d’un air supérieur, persuadés d’avoir La Réponse, d’autres cherchant confirmation du regard auprès de ceux qui les écoutent. Ben, lui, écoute et sourit. Il n’est pas tombé dans le piège de l’analogie avec l’eau qui s’évacue. Il est bien connu que le sens de rotation de l’eau est aléatoire, et donc ne varie pas en fonction de l’hémisphère, nord ou sud. La queue de la vache, elle, tourne bien d’un certain côté dans l’hémisphère nord. Dans le sens des aiguilles d’une montre, tout le monde le sait. La question, et elle est primordiale, était de savoir si ce sens est inversé dans l’hémisphère sud. Et Ben n’a pas donné sa réponse au hasard, oh non…
Il a bien dit que la qualité gustative de l’herbe broutée par la vache ne pouvait pas être un paramètre déterminant, de même que le vent ou l’humidité de l’air. Il a mis le doigt sur le paramètre essentiel, la cause principale de la rotation de la queue de la vache. A savoir, le sens de rotation du nuage de moucherons qui l’importune. Il a ensuite mis ces données en regard de ses cours sur le vol du moucheron. Et quel que soit l’hémisphère, le moucheron seul vole dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, mais dès qu’il s’associe à d’autres congénères pour déranger les vaches, ils tournent dans le sens des aiguilles d’une montre, comme la queue de la vache qui essaie de s’en débarrasser. Et surtout (et là, son sourire s’agrandit), Ben a bien parlé de l’implication que cela avait pour lui. En tant que moucheron souhaitant ardemment partir en Amérique du Sud, connaître le sens de la rotation de la queue des vaches est avant tout une question de survie. Et Ben a prouvé dans sa rédaction qu’il était à même de survivre à ce voyage, inventant quelques feintes pour éviter de se faire faucher par cette assomante queue.
Un matin hors du commun
En me réveillant ce matin, je me sens vraiment bizarre. J’ai beaucoup de mal à émerger, comme si mes yeux étaient collés, mes membres engourdis. Je m’étire difficilement, je ne reconnais pas les sensations que j’éprouve, comme si je n’étais plus moi. Lorsque j’ouvre les yeux, j’ai l’impression de tout voir pour la première fois. Je ne reconnais pas les couleurs, tout est si éblouissant !
Je cherche des yeux mes camarades, et ne les trouve pas. Lorsque j’essaie de marcher pour partir à leur recherche, je ne contrôle pas mes mouvements. Je manque de tomber et me rattrape in extremis en écartant mes ailes. Mes ailes?! Je tourne la tête et tombe de stupeur. Deux immenses ailes sont accrochées à mon buste. Deux magnifiques ailes blanches, légèrement bleutées et qui me paraissent fripées. Je m’imagine en train de les bouger, et, miracle, il semblerait que je les contrôle. En tous cas, elles battent légèrement. N’ayant pas l’habitude, je ne sais pas si c’est un mouvement normal. Je réessaie et décolle à quelques centimètres du sol. Whoaouh ! J’arrête aussitôt et tombe lourdement. Aïe. J’attrape mon courage à six pattes -six pattes seulement? Où sont donc les autres?- et réessaie encore. Je décolle encore, en avançant cette fois-ci. J’avance tellement que je suis dans le vide total en quelques battements d’ailes. Plus de branche rassurante sous mes pattes. Je panique et perds un mètre d’altitude. J’essaie de me ressaisir et remonte un peu. Ça marche ! Tellement content et fier de moi, je fais un looping. Flippant. Grisant. Ennivrant. Je recommence sur le champ. Oups, j’arrive beaucoup plus bas que prévu. Je m’attrape à un brin d’herbe. Reprends mon souffle. Et bois à une goutte de rosée. Ouf. Je suis en un seul morceau.
C’est fou ce qui m’arrive. Moi qui croyait que dans ma chrysalide, je dormirais pour ne jamais me réveiller, comme toutes les chenilles avant moi. Ainsi, il y a bien une vie après la mort. Et quelle vie ! Sans perdre une seconde, je reprends mon envol pour chercher mes congénères et partager cette expérience avec eux.