L’éducation

Nora, la chatte tigrée grise de la famille, vient d’avoir une portée. Quatre petits chatons, encore beaucoup trop petits pour être mignons, ils ressemblent à des rats mouillés. C’est la troisième portée de Nora, qui sait bien maintenant comment élever ses petits. Dès sa première portée, elle a été une mère parfaite, même si sa grossesse lui a fait peur. Elle a su protéger ses rejetons contre tous les dangers auxquels ils ont été exposés. Au fur et à mesure qu’ils ont grandi, elle leur a laissé explorer leur monde en les surveillant d’abord de près, puis en étant de plus en plus distante. Elle a toujours eu des caresses d’encouragement pour chacun, elle leur a montré où et comment un chat bien élevé fait ses besoins, et comment obtenir leur nourriture.

Pour cette portée, elle pense qu’elle peut encore améliorer ses performances. Pour être sûre que ses petits ne manqueront jamais de rien, elle va les entraîner encore et encore à avoir l’air le plus mignon possible. Tout est dans le regard. Apprendre à avoir un regard mignon, mais pas suppliant (spécifique de l’espèce canine, qui ne comprend rien à rien). Le reste du temps, faire semblant d’ignorer l’humanité entière, mais leur accorder une attention soutenue dans les moments importants, pour avoir des caresses, des croquettes, ou la meilleure place sur le fauteuil. Nora saura leur donner l’assurance toute particulière à leur espèce, une arrogance supérieure à celle des hommes pour que même les grands tyrans se sentent remis en place en présence d’un félin, si petit soit-il. Quelques heures d’entraînement sont nécessaires, surtout pour les nouveaux-nés, mais ce comportement de survie doit leur être inculqué dès leur plus jeune âge. Ils doivent pouvoir être adoptés immédiatement au cas où ils se perdent et toujours avoir une place de choix dans le foyer. Les tous-petits ont généralement tendance à croire que les humains, parce qu’ils sont grands, sont dangereux ou peuvent les commander. Nora leur explique patiemment que les chats, tous les chats, sont parfaitement capables de dominer n’importe quel homme, et que cette domination est supposée légitime par toutes les parties. Pour leur montrer l’exemple, elle leur fait suivre un parcours dans le salon, passant sur le canapé, par dessus la famille réunie, sans s’arrêter, puis devant le télé. Quand une personne se lève, elle les incite à se précipiter entre leurs jambes. Les chatons sont d’abord terrorisés : ils vont se faire écraser, c’est sûr. Mais à chaque fois, les hommes dévient leur trajectoire, et pour se faire pardonner leur maladresse, caressent les pauvres petits chats si fragiles. Très vite, les petits en jouent et se lancent des défis. Nora a gagné, ses enfants n’ont plus peur des hommes.

Tout au long de leur apprentissage, Nora insiste sur deux choses : être mignon coûte que coûte, et, leçon majeure, ne jamais perdre sa dignité. Garder sa contenance en toutes circonstances. Un chat peut éventuellement déraper, tomber, rater un objectif, mais l’humain doit toujours penser que le chat a fait exactement ce qu’il voulait et que c’est lui, stupide ver de terre, qui a mal interprété ses intentions. Et si l’humain fait mine de se moquer, l’ignorance pure et simple de cet impertinent est une punition amplement méritée. Les motifs de la tapisserie sont dans tous les cas mille fois plus intéressants que ces bipèdes lourdaux.

Nora regarde ses petits s’amuser, se lancer des défis, se jouer des hommes comme elle le leur a appris. Ils n’ont plus besoin d’elle, n’ont plus peur d’elle et viennent sans cesse l’embêter pour avoir du lait ou pour lui piquer ses croquettes. Elle va leur apprendre leur dernière leçon. Cette maison est son territoire, ils vont devoir trouver le leur et arrêter d’attirer toute l’attention des hommes qui lui revient, à elle, leur mère.

Elle est où la poulette?

Foxy est arrivé, après avoir suivi la piste olfactive pendant quarante minutes, à la ferme. Il sent que de bonnes choses sont là pour lui, et ne sent pas d’odeur de chien. D’homme, oui, de chien, non. Mais Foxy n’a pas peur des hommes. Il est tellement excité par l’odeur de la volaille et du bétail qu’il a du mal à se concentrer et ne pas se précipiter tête baissée vers son garde-manger. Pour se remettre de ses émotions et échafauder un plan, il se couche sur l’herbe humide. Bon, il est bien arrivé à la ferme, mais il doit encore décider de deux choses : « Que va-t’il manger ? » et « Où trouver cette nourriture exactement ? ». Foxy se souvient du goût des lapins, des poules, et même d’un chevreau. Mais les chèvres sont trop grosses pour lui seul, et les lapins, ma foi, il peut en trouver ailleurs qu’à la ferme. Non, ce qui l’attire vraiment dans les fermes, ce sont les poules, qui courent partout quand on les chasse, qui sont absolument délicieuses et qui font des œufs pour se régaler si on n’arrive pas à les attraper.

Et donc, la deuxième question s’insinue dans son esprit, enfin, surtout dans son corps… « Elle est où la poulette ? » Il sent bien que cette ferme contient des poules, mais où sont les poules ? Alors, la truffe au sol, il cherche, il cherche, avec une seule pensée en tête : elle est où la poulette, elle est où la poulette ? Et lorsqu’il trouve enfin le poulailler, il ne se sent plus de joie. Par un trou sous le grillage (probablement creusé par un autre renard) il se glisse dans le lieu du crime, et c’est aussitôt la folie. Ca caquète à n’en plus finir, ça court dans tous les sens, il sent la folie meurtrière le gagner et alors rien n’a plus de sens pour lui que de chopper une poule, la tuer, lécher son sang et faire voler des plumes de partout. Très rigolo, les plumes qui volent au milieu de ce carnage.

Lorsque Foxy reprend un peu ses esprits, il est presque trop tard. Il sent l’homme qui arrive, accompagné d’un chien qu’il n’avait pas senti jusque là. Il se précipite à nouveau sous le grillage, le ventre pas si plein mais le museau plein de bon sang frais. Et lorsqu’il sent qu’il arrive à s’échapper, il court comme un dératé, vers de nouvelles aventures.

Teigneux comme un singe

Al est un petit singe qui n’a rien demandé à personne. Il a été élevé en cage, bien sûr, mais jusque là, il ne trouvait rien à redire à cette situation. Il a de la nourriture à disposition, de quoi grimper (dans tous les sens du terme) et quelques friandises de temps en temps. Il a bien remarqué que quelques anthropoïdes l’observaient depuis plusieurs semaines, venant tous les jours pendant de longs moments devant sa cage. Mais Al s’en moque, de manière générale, tant qu’ils ne l’empêchent pas de vivre sa vie.

Mais depuis quelques jours, Al n’est pas content. Il a toujours de quoi manger et s’amuser, mais il doit maintenant partager son temps avec cette espèce de grande saucisse disgracieuse. Un anthropoïde est venu déjà trois fois dans sa cage et essaie à chaque fois de jouer avec lui, ce qui ne le dérangerait pas s’il était au moins capable de grimper aux arbres et de s’y balancer. Mais avec des bras si courts  et ces espèces de pieds difformes, comme des sabots, l’anthropoïde est aussi agile qu’un hippopotame. Alors Al s’en désintéresse.

Mais l’homme s’acharne, et aujourd’hui, il essaie d’attraper Al. Bien sûr, il ruse, mais Al n’est pas dupe, ce n’est tout de même pas au jeune singe qu’on apprend à faire la grimace. Al attend patiemment en haut de son arbre reconstitué que l’homme s’en aille, et puis lui jette des bouts de bois qu’il arrache de la branche où il s’est assis. L’homme finit par partir. Al se souvient du contact de la paume froide de l’homme sur son bras, et réprime un mouvement de colère.

La nuit a passé, Al espère qu’il sera seul aujourd’hui. Mais l’homme revient, avec un deuxième spécimen de leur espèce hideuse. Al part immédiatement se cacher, il n’a plus envie de jouer avec ces êtres répugnants, imberbes mais avec une espèce de croûte rugueuse sur le corps. Son regard est attiré par un objet brillant, en forme de long tube noir. Tout de suite après, il ressent une violente piqûre/brûlure/morsure au niveau du bras. Al voit rouge puis gris, puis noir.

Quand il se réveille il est dans une nouvelle cage, plus petite, sombre et qui empeste l’humain. Il commence à appeler ses congénères, qu’il n’entend plus comme il en a l’habitude. Ses appels se muent en cris de détresse, personne ne lui répond, personne ne vient à lui. Al essaie de frapper de ses petits poings les murs en matière polie et froide de sa prison. Il veut rentrer chez lui. Et puis là, trois hommes, plus impressionnants que les autres entrent dans sa cellule. De vrais gorilles, ceux là. Deux d’entre eux l’attrapent, pendant que le troisième lui prend le bras pour y planter un pic. Al ressent la même douleur que la dernière fois, il hurle sa colère, sa frustration de ne pouvoir bouger, sa douleur, sa peur, son impuissance. Et puis subitement, les hommes disparaissent, le laissant seul avec sa peur et son incompréhension. Enfin, disparaissent, c’est vite dit. En réalité, Al sent qu’ils sont de l’autre côté de la cage, il se sent épié, scruté, mais ne voit pas ses agresseurs. Seulement une espèce de reflet de lui comme il en voit d’habitude en buvant dans des flaques d’eau. Et puis ça continue comme ça pendant des jours, même si au fil du temps Al s’est habitué à la douleur. Cela ne l’empêche évidemment pas de hurler dès qu’il entend les pas des hommes, et d’essayer à chaque fois de frapper ou mordre ses ravisseurs. Et puis, au fur et à mesure, Al ne se sent pas bien. Il a de moins en moins faim, sa peau le gratte, il se sent faible. Il a de moins en moins d’énergie, mais continue de montrer les dents dès qu’il voit un homme, quel qu’il soit. Lorsque Al se met à vomir, il ne comprend pas ce qui se passe, ce qui le met dans une rage folle. Il se jette contre les murs en essayant de fuir cet environnement qui le rend malade, qui le rend fou. A force de frapper, de hurler, Al s’abrutit et finit par sombrer dans le sommeil. Il entend dans le lointain les voix tant détestées qui semblent à la fois se rapprocher et s’éloigner de lui. Il tressaille quand il sent encore une fois l’écharde s’enfoncer dans son bras. Il s’endort plus profondément, pour ne plus se réveiller.

Au coin du feu

Froid. Humide.

Le félin sent le carrelage froid sous ses pattes, un courant d’air désagréable qui le refroidit. Il entend des sons qui viennent de la grande salle, les humains doivent être là. Il ne veut pas vraiment les voir, se passe bien d’eux en ce moment, mais il sait une chose sur les humains, c’est qu’ils sont chauds.

Bruits de voix, crépitements, odeur de brûlé.

Le chat est entré dans la grande salle, il sent la présence du petit humain, source d’ennuis, et tente de l’éviter. Il a appris à se faire petit, marche sans bruit sur ses pattes de velours et reste hors de vue de ce petit être maladroit. Son odorat l’avertit d’un danger, mais personne n’est alarmé, et puis ici, la chaleur est confortable.

Chaleur, bien être.

Le félin s’est rapproché prudemment du feu. Il n’a pas été vu, ne fait toujours pas de bruit. Le sol sous ses pattes est chaud maintenant. Il sent les gradients de chaleur. Trouve la position idéale. Tourne sur lui même pour être sûr d’avoir pris la meilleure place. S’allonge sur le sol qui le chauffe doucement, près d’un courant d’air chaud, agréable. Ne peut retenir le ronronnement régulier qui marque sa satisfaction. Oublié, le petit d’homme.

Détente, sommeil.

Chaleur.