L’éléphant remonte la pendule

Samedi soir. L’éléphant regarde sa montre et soupire. En un battement de cils, la journée s’est enfuie. L’éléphant grogne en remontant méticuleusement la pendule.

Samedi matin. L’éléphant regarde sa montre et s’étire. La journée s’étend devant lui, l’invite à la rêverie, à la jouissance et à la procrastination. Son agenda vide, le ciel morne et la chaleur de sa couette l’attirent irrésistiblement. Mais l’éléphant n’a pas oublié, il a déjà vécu de telles heures.

Samedi midi. L’éléphant regarde sa montre et jubile. Il a été d’une efficacité remarquable dans l’art d’évacuer toutes ses tâches en attente. Non pas qu’elles aient été urgentes, mais il sent qu’il a participé au grand tout, qu’il a changé l’ordre des choses. L’éléphant est conscient de son importance, de son empreinte sur le monde. Même si d’autres pourraient considérer qu’il a seulement vidé les poubelles.

Samedi soir. L’éléphant a perdu sa montre cet après midi. Profitant d’une pause entre deux averses, il est sorti flâner. En admirant la lumière quasi-vibrante de ce plein après-midi lavé à grandes eaux, il a percuté une souris en trottinette. Badaboum, il a fini les quatre fers en l’air, expédiant en un large mouvement sa montre à l’autre bout du quartier. La souris paniquée s’est empressée de s’excuser. Comme tout le monde allait fort bien, il s’est risqué à inviter la mignonne à boire un verre.

Ce qu’il advînt dans la nuit de samedi à dimanche, nul ne le sut, car l’éléphant, usant et abusant de la pendule du salon, ne permit jamais à l’aube du dimanche matin de réveiller la belle pelotonnée entre ses bras.

Taxi-limaces

Le voilà, il arrive. Une ombre poilue qui court ventre à terre, faisant malgré ses efforts trembler le sol. Voilà les bêtes prévenues. Tous aux abris. Ou bien, pour les plus courageux, voici le temps de se laisser emporter par le roux tourbillon. Le corps recouvert de mucus agrippe parfaitement la tignasse du fauve. Pour peu qu’il joue et se roule, les mollusques sont bien ficelés, parés pour le voyage. Aucun ne sait exactement où il pourra à nouveau poser le pied au sol, mais d’après ceux qui en sont revenus, le voyage vaut le détour. Une folle cavalcade, un tour de manège inoubliable pour arriver dans un endroit chaud. Et revenir aussi sec s’accrocher aux brins d’herbe, pour descendre, étourdi, retrouver les siens au milieu de la pelouse.

Rencontre d’un autre type

C’est donc ça, ce qu’on appelle un adolescent. Cette pensée lui traversa l’esprit tandis qu’il percevait le maelström d’émotions ambiantes par ses canaux empathiques. On lui en avait bien parlé avant, lui prédisant qu’il le saurait s’il venait à en croiser, on l’avait averti, on lui avait dit de prendre ses précautions. Enfin, il en voyait un. Il se demanda alors comment faisaient les humains pour supporter un tel tourbillon d’émotions pures, explosives, profondes. Puis il se rappela qu’ils n’étaient pas du tout équipés pour les percevoir. Tout juste pouvaient-ils en deviner l’essence, pour les plus doués, grâce à quelques expressions faciales, postures ou intonations. Rien à voir évidemment avec la force brute que les individus de son espèce recevaient en permanence de tout être vivant. Ça expliquait donc pourquoi les humains les contrôlent si mal. S’ils avaient la moindre idée de l’énergie qu’ils dégagent, des dégâts qu’ils peuvent causer avec ces forces non canalisées, peut être apprendraient-ils.

Le premier éblouissement passé, il reporta son attention sur le spécimen posté devant lui. Essaya de démêler l’écheveau d’émotions devant lequel il était installé. Remarqua sans peine la rage sourde, bruit de fond constant, moteur apparent de tout le système. Une rage de tout, qui avait l’air de stimuler les émotions négatives comme les positives. Intéressant. Il nota ensuite une oscillation assez rapide de joie et de dépression, à tel point qu’il crut au départ que les deux étaient exprimées simultanément. Il affina son observation et vit que l’alternance de ses deux émotions primaires entraînait un emballement de toutes les émotions qui leur sont associées, de près ou de loin (optimisme, confiance, sentiment d’injustice, mépris, admiration, émerveillement, honte, ennui…). Il observa également que certaines sensations de l’individu n’étaient même pas traitées mais renvoyées telles quelles vers le cosmos. Il comprit d’où lui venait l’impression de vertige qu’il avait ressentie sitôt en contact avec cet adolescent. Et se demanda comment celui-ci avait pu survivre à ne serait-ce qu’une journée de cette tempête hormonale.

Il décida que c’en était assez, et s’éloigna en trottinant, notant sur le réverbère l’emplacement approximatif de cet être étrange, pour prévenir la cantonade de ce qui les attendait.

Délit de faciès

Aujourd’hui, tu n’es plus. On t’a pris pour une autre, tu lui ressemblais, certes, mais tu n’étais pas elle. Bien sûr, tu volais et ça n’a pas joué en ta faveur. Bien sûr, de loin, ils n’ont pas cherché à savoir et n’ont pris aucun risque, au cas où tu sois réellement elle. Avide de sang comme elle l’est, il faut bien avouer qu’ils ont pris peur et ne pouvaient prendre le risque de te laisser faire.

Et pourtant… Pourtant tu es la plus inoffensive petite mouche que je connaisse, voletant de-ci de-là au gré des vents, sans même faire le bruit tant irritant qui aurait pu te confondre avec elle. Mais toujours ils diront qu’ils ne savaient pas et que ce n’est pas si grave. À part moi, qui pleurera la fin d’un moucheron battu à mort avec désinvolture et suffisance?

Hésitation

Tout le monde est au chaud, ils sont tous agglutinés dans la maison. La porte est fermée, je veux sortir. Sentir la caresse de l’air frais sur mon petit corps, profiter du jardin. Je fais du bruit jusqu’à ce qu’on me remarque et qu’enfin la porte s’ouvre. Je sors en trombe et cours partout. Et puis je la vois. Fermée. La porte est fermée et je suis dehors. C’est insupportable, de quel droit sont ils tous ensemble à l’intérieur et m’excluent-ils? Ils veulent se débarrasser de moi ou bien? J’essaie par tous les moyens de rentrer aussitôt, je tape sur la porte jusqu’à ce qu’elle s’ouvre à nouveau pour me laisser entrer. Et voilà qu’ils referment derrière moi ! Je trépigne et hésite. Dedans? Dehors? Pourquoi ne laissent-ils pas cette porte ouverte à la fin? Je veux profiter de l’air vif, de la liberté et aussi de la douce chaleur, de la protection. Ils ne comprennent vraiment rien à rien. Je n’ai pas à choisir, moi ! Qu’ils me laissent aller et venir à ma guise plutôt que de m’imposer cet impossible choix !