La cité des anges

Le ciel est bleu ce matin. A vrai dire, le ciel est bleu tous les matins. Et tous les après-midis. Et même tous les soirs. Je suis sûr que la nuit, le ciel reste bleu, il ne doit jamais faire nuit noire. Mais la nuit, ici, tout le monde dort, et il n’y a personne pour s’en étonner. Les seuls nuages que l’on aperçoit dans ce ciel d’azur ont tous des formes assez marquées pour que notre imagination travaille. Un dauphin ici. Et là, un château. Je reconnais encore un lapin, un tournesol, un dragon, un sapin, une fourmi, une Ferrari, la fée Clochette, un éléphant,  et Jessica Alba. Lassé de ce jeu, je descends jusqu’à la plage. Il fait assez chaud pour que l’idée de se jeter à l’eau soit alléchante, mais une agréable brise évite que l’on souhaite se damner pour un plongeon.

En quelques secondes, je suis prêt et me dirige vers cette calme étendue d’eau. Lorsque mes pieds sont mouillés, je n’ai pas besoin de faire de pause pour m’habituer à la température. L’eau est tiède. Presque trop, même. Je me lance à l’eau, mais en faisant attention à ne pas mouiller mon auréole. Je fais quelques brasses avant d’être rejoint par un jeune dauphin. Pour lui faire plaisir, je joue un peu avec lui. A califourchon sur son dos, je l’encourage à faire des bonds. Puis il me laisse près du rivage et je sors de l’eau. Je me laisse sécher au soleil avant de me rhabiller. Je me laisse tenter par le marchand de glaces et repars avec deux boules au caramel.

Je remonte vers le centre ville –entièrement piéton- en passant par le parc. Un parfum de roses flotte dans l’atmosphère, avec une discrète note de jasmin. Écœurant. Je croise quelques promeneurs, on se salue poliment d’un signe de tête. Dans ma tête, discrètement, je leur tire la langue.

Cela fait huit mois maintenant que j’ai rejoint la cité des anges, lieu de retraite des anges les plus méritants. Il est vrai que j’ai toujours fait mon travail d’ange de bon cœur. Je suis devenu un équilibriste hors pair à force de rester perché sur l’épaule droite de tant et tant d’humains en proie à des cas de conscience épineux. J’ai presque toujours su les orienter sur la bonne voie, les plus faibles comme les plus durs, sauf quand le diable en concurrence prenait l’apparence d’un mignon petit chaton. Et encore, une fois, j’ai réussi à arroser ce soi-disant félin d’eau bénie, ce qui a signé ma plus grande victoire et m’a assuré ma place dans la cité des plus grands. Si j’avais su…

Je me dois de l’avouer, maintenant que j’ai fait le tour de cette cité maintes et maintes fois, que je m’emmerde ! Oui, tout est beau, agréable, ergonomique, doux et j’en passe. Oui j’ai droit à un repos bien mérité. Oui, c’est moi qui ai demandé ma villa avec vue sur la mer. Mais enfin, quand je travaillais, sur Terre, je profitais autrement mieux de mes rares et courtes pauses ! Il me parait si loin le temps où on jouait à la belote en se racontant les échecs de ces pauvres humains, « les perles du paradis », comme on les appelait… Et le temps où on regardait ces jolies créatures appelées femmes… Ici, l’asexualité évite les tensions, certes, mais c’est quand même moins agréable à regarder ! Ce qui me manque plus que tout, ici, c’est l’incroyable diversité de spiritueux que l’humanité a réussi à inventer. Avec un faible particulier pour leurs bières, les rousses, évidemment, qui ont autant de goût que leurs femmes ont de charme…

Je marche encore un peu dans ce cadre idyllique, et prépare mentalement la requête que je vais soumettre au grand patron. Je ne sais pas quel marché conclure avec lui, ni même si quelqu’un a déjà essayé de marchander sa retraite, mais je voudrais donner de l’avenir à l’emploi des séniors et reprendre le travail. Oui, certainement, c’est une idée qui devrait mériter réflexion, ce n’est pas comme si les anges connaissaient le chômage, et la concurrence ne nous laisse aucun répit en ce moment… Et en échange, s’il y tient, je pourrai renoncer à jamais à mon droit de vivre le reste de mon éternité dans la cité des anges…

Le départ

Pleins d’espoir, le niveau d’énergie au maximum et l’esprit de compétition ancré dans leurs gènes, les concurrents sont prêts au départ. Chacun pense être le meilleur pour la course de leur vie, ils attendent depuis deux heures déjà et leur motivation ne s’est pas encore émoussée. Ils ne savent pas si ceux qui ont couru hier ont remporté le trophée mais pensent tous que si c’était le cas, la course d’aujourd’hui serait annulée.

Maintenant, ils savent que le départ est imminent. Ils viennent de réagir aux premiers signaux (positionnement, préparation sur les starting-blocks…) et attendent, la tension au maximum, le moment fatidique du coup de départ. Cette fraction de seconde semble durer une éternité, et puis enfin, ils ressentent la décharge tant attendue et se lancent sans réfléchir, à toute allure, vers l’objectif.

Chacun tente au mieux de négocier le premier virage, sachant que la moindre chute sera éliminatoire. Les alliances se font et se défont en fonction de la configuration du terrain, car un candidat seul ne pourra jamais atteindre l’objectif suprême. Mais s’associer à un concurrent trop fort élimine toute chance de réussite personnelle. L’équilibre est fragile, il est sans cesse mis à mal et sans cesse renouvelé, tandis que les participants de cette folle épopée cherchent la victoire.

Subitement, un filet apparait devant les premiers qui ne peuvent l’éviter et se coincent dans ses mailles. La deuxième ligne pousse un énorme soupir en évitant les obstacles. Finalement, la vitesse n’était pas un avantage insurmontable, mais il faudra être prudents, maintenant que nous sommes les premiers…Plus ils avancent, et plus le vent, simple brise au début, devient violent. Certains sont emportés, les autres ne se retournent pas mais s’accrochent de toutes leurs forces. Tout est dans la détermination maintenant.

Enfin, ils arrivent sur la place où devrait se trouver la forteresse, mais ils n’aperçoivent qu’une place remplie de cadavres et de mourants, qui n’en ont que pour quelques heures, tout au plus. Les premiers arrivés sont alors forcés de perdre leur avantage pour attendre les retardataires, afin de tenir un conseil extraordinaire. Certains partent en free-lance explorer les couloirs alentours pour voir ce qu’il en est, essayant d’être malgré tout le héros du jour.

Un jeune nouveau revient, catastrophé, criant que la forteresse est en train d’arriver, en roulant ! C’est alors le branle-bas de combat, tout le monde se pousse sur les côtés pour ne pas se faire écraser par l’immense donjon qui se profile à l’horizon, à une vitesse folle. Quelques téméraires se lancent sur l’objet roulant, essayant d’entrer malgré les mises en garde de leurs compagnons. Leur tentative est vouée à l’échec.

Alors la masse des concurrents, comme un seul homme, se lance à l’assaut de leur cible, à mi-chemin entre le « chacun pour soi » et le « tous ensemble ». Certains passent les douves, en groupes serrés, et se heurtent malheureusement à un mur qui leur parait impénétrable. Le désespoir pointe son nez, certains y succombent et cèdent à la douce résignation de ne pas être le vainqueur, mais d’être quand même arrivé jusque là.

Mais la majorité redouble de courage, avec justement cette énergie que l’on puise lorsque tout est perdu ou presque, et tentent le tout pour le tout. Ils se délestent de tout équipement, puisent dans leurs dernières forces pour attaquer, tête la première, cet obstacle inattendu, rageant, mais qui doit être faillible.

Et soudain, ils sentent que tout a changé. Quelque chose dans le vent qui a tourné, une sorte d’électricité… Et puis la rumeur commence à circuler… Elle se propage à la vitesse d’un incendie de forêt en plein mois d’août, prend de la force jusqu’à ce qu’on entende plus que ça. Quelqu’un aurait réussi… Personne ne sait qui c’est, mais ils savent désormais qu’ils sont devenus complètement inutiles. Ils hésitent entre la déception amère de leur défaite, de leur mort imminente car il n’y a plus de retour pour eux, et la jubilation que leur apporte cette simple phrase: quelqu’un a réussi. C’est une certitude maintenant : ils ont réussi, ils ont pris cette légendaire forteresse, que tant d’autres ont cherché sans trouver, et même si aucun ici n’est le héros, la gloire de celui-ci rejaillira sur toute leur promotion. Alors ils fêtent leur victoire jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de lendemain.

Epilogue : sept ans plus tard

-Dis, Papa, comment est ce que j’ai été fabriquée, moi ?

– Ah, ma chérie, c’est une longue histoire… Alors, imagine que dans le ventre de ta maman, il y a un œuf, que l’on va appeler « la forteresse »…