Sous ton aile

Sous ton aile, tu abrites la moitié de la ville tellement ton cœur est grand. Tout le monde se sent bien au chaud, en sécurité, aimé. Sous ton aile, je me sens un peu à l’étroit, écrasé, piétiné par tous ceux qui y prennent leurs quartiers. Car ton immense cœur, je voudrais qu’il ne soit rien que pour moi, qui ai un vide tellement immense en moi. Tu ne peux nous remplir tous, tu ne peux nous abriter tous, tu ne peux me contenter. Alors j’étouffe, je me sens piégé, retenu par toi au milieu de tous tes protégés, caché sous ton aile. L’air me semble lourd, fétide, vicié. Alors je pars de sous ton aile et je déploie les miennes, d’ailes, pour m’envoler loin de toi, de ton aile maternelle, de tous ces parasites qui t’ont volée à moi. Sous mon aile, il n’y a encore personne, mais elle est assez grande pour me couvrir les soirs de grand vent.

À ta place, je serais plus heureux

La porte est encore fermée. Pour la huitième fois, l’enfant passe devant, s’arrête, écoute. Rien. Il repart pour revenir dix minutes plus tard. Hésitation. Grattements sur la porte toujours close. Un temps. Grognements sourds de l’autre côté. Hésitation encore. L’enfant repart, incertain. Puis revient. Entrouvre la porte, se glisse dans la pénombre de la chambre.

“- Papa, tu ne viens pas?”

Vague bruissement dans le lit, grognement. L’enfant, mal à l’aise, se dandine d’un pied sur l’autre. Il se décide et ouvre les rideaux. La couette remonte plus haut sur l’oreiller. Un gros mot s’en échappe. Sur la pointe des pieds, l’enfant se rapproche du lit hostile, s’assoit sur le bord.

“- S’il te plaît, Papa, réveille-toi.

– Il est quelle heure?

– La grande aiguille est en bas, et la petite en haut.”

Soupir. La couette bouge encore un peu, une tête émerge, des bras attrapent l’enfant, le font sauter et rouler sur le lit. Rires, soulagement. L’enfant prend de l’assurance, profite quelques minutes de cette proximité adorée, et rompt le charme.

“- Pourquoi tu es triste en ce moment Papa?

– Mon ptit bonhomme, Papa a des soucis plus gros que toi, et je ne veux pas écraser tes petites épaules avec ça. Disons juste que si j’étais à ta place d’écolier insouciant, je serais bien plus heureux.

– Mais papa, l’école c’est pas très rigolo. La maîtresse me gronde parfois et les autres enfants se moquent parce que je n’ai pas de maman. Moi je m’en fiche tant que j’ai mon papa, mais je voudrais bien te voir rire, et que tu te lèves assez tôt pour m’amener à l’école. Si j’étais toi et que je puisse dormir toute la journée ou regarder la télé, je serais plus heureux moi aussi.”

L’enfant a l’air très grave, très sérieux. Du sérieux un peu comique qui fait fondre son père et le fait se sentir un peu coupable aussi. Sourire gêné. Les bras serrent l’enfant, le nichent contre le torse. Le nez aspire tant qu’il peut l’odeur des cheveux qui le chatouillent. Des larmes tombent en silence, cachées. Puis le petit paquet se met à gigoter, essayant de se libérer de l’étreinte qui s’éternise. Nouveau chahut. Rires, bataille de polochons. Rires encore. Figure épanouie de l’enfant, sourire éclatant. Cœurs qui s’allègent pour un temps. Course-poursuite jusqu’à la cuisine. L’enfant resplendit. Le regard de l’adulte s’assombrit devant la vaisselle propre, lavée par les petites mains agiles de l’enfant. Un bisou se pose délicatement en guise de merci sur le front de l’enfant. Aujourd’hui, la mélancolie, la tristesse et les tracas sont à l’écart.

Mon nom

Perdu seul dans la nuit, je crie ton nom. Lorsque le doute m’envahit, j’implore ton nom. Dans la joie, l’ivresse, la folie, je chante ton nom. Lorsque le désespoir me taraude, je psalmodie ton nom. Ton nom est sur mes lèvres, dans mon cœur, il explose dans ma tête et ne laisse de place pour rien. Et tu n’es pas là. Tu ne me réponds pas. Je ne pense pas que tu m’aies oublié, mais mes invocations ne te ramènent pas. À trop hurler ton nom, à trop prier ton nom, je laisse de côté l’essentiel. J’ai oublié mon propre nom, et pour me raccrocher encore un peu à quelque chose, je murmure ton nom dans le noir. Parce que je ne peux pas te laisser partir, je préfère abandonner mon nom, qui résonne si faussement sans toi. Et peut être, lorsque je me serai complètement perdu, quand j’aurai oublié la moindre lettre de mon nom, quand je croirai suffisamment au tien, je te retrouverai, j’aurai un signe de toi, une réponse pour toutes ces heures à me rappeler ton nom pour ne pas t’oublier.

ADN en partage

Petite fille penchée sur mon berceau, tu m’as offert bien plus qu’un don de bonne fée. Un amour incompréhensible, inconditionnel, irraisonnable. Tu es là depuis le début, tu as vécu avec moi un bon nombre de premières fois : premiers sourires, premiers pas, premiers mots, premiers cauchemars. Tu as vu aussi pas mal des suivantes. Tu suis ma vie, je suis la tienne, on n’est jamais bien loin l’une de l’autre, pour se soutenir, se rattraper, se réparer. S’entraîner, s’élever, s’ouvrir.

On partage tellement plus que des fragments identiques de doubles hélices, que “des paires de gants, des paires de claques”, même s’il y en a eu, c’est vrai. Aussi bien des gants (et des T-shirts, des chaussettes, des jupes, des écharpes, des pulls, des chaussures…) que des claques (…). Si souvent tu as apaisé mes “peurs du noir”, et séché mes “joues mouillées”. Je t’ai rendu la monnaie et ai soigné ton cœur meurtri, t’ai poussée à assumer ce que tu voulais. Tu m’aides à y voir clair, tu me rends la vie ensoleillée. Je te sers de coach à l’occasion, je suis honnête parce qu’on peut se le permettre. Tu es ma béquille, je suis ton tuteur. Ou l’inverse. Et l’inverse.

On peut s’en prendre à la vie de nous avoir trop tôt séparées. Je peux aussi lui dire merci de nous avoir si intimement liées. Une complicité à toute épreuve, des retrouvailles débordant d’enthousiasme, aucune lassitude. Des embrouilles de gamines, du chantage, de la jalousie, des réconciliations, des fous rires, de la proximité, des chatouilles, des secrets partagés, de la télépathie. Tourbillon concentré sur deux jours, nous avons vécu toute notre enfance en accéléré. Pas de quotidien partagé, mais des rites inventés, pour faire oublier l’absence intolérable, pour faire déborder comme un raz de marée cet amour qui me parait durer depuis toujours et que je n’imagine pas perdre avant la fin.

Tu n’es pas “la moitié de moi”, tu n’es pas mon amie. Tu n’es pas un double, un miroir. Âme sœur s’il en est, tu es le roc inébranlable, inamovible, qui restera à mes côtés lorsque, les années passées, nous ferons le bilan de nos vies. Dans le chaos ou le monde stable que nous avons fabriqué, tu es ma seule certitude.

Fais comme tout le monde

Un pas devant l’autre, il glisse sur la vie, la tête haute, la démarche posée. Le regard à l’affût, il observe toutes choses, assuré d’être au milieu du monde. Pas avec le monde. Au centre de celui-ci, tel un roc écartant les flots qui passent encore et toujours à ses côtés, l’érodant à peine sous la pression. Par mimétisme, il s’intègre parmi ses semblables, répond de manière adéquate à chaque stimulus. Pour l’examinateur non attentif, il a une personnalité forte, il est plein de ces qualités qui font de vous un ami fiable.

Sauf que. Il est vide en dedans, ne ressent pas les choses, ne comprend pas les passions humaines. Il pleure parce qu’en certaines circonstances, c’est attendu. Il sourit pour marquer un rite social. Ses rires, parfois communicatifs, ont souvent une demi-seconde de décalage. Il est ce qu’on attend de lui, ne sait pas ce qu’il attend de la vie. Son passage sur Terre est de l’art dramatique, performance d’acteur de longue haleine, jamais récompensée. Il ne ment pas vraiment, ne cache pas ses sentiments, seulement le néant qui l’habite sans même le ronger. Anesthésié émotionnellement, il a toutefois d’assez bons yeux pour faire diversion. Il fait comme tout le monde, qui s’en contente très bien.