Un ami pour la vie

Il me nourrit, je le protège. Je ne suis pourtant pas un simple garde du corps, et lui pas un simple patron. Dès le premier regard, le premier geste, j’ai su qu’il était mon ami. Et lui aussi me considère comme son compagnon, son confident. Il a confiance en moi et, loyal jusqu’à la moelle, je n’ai aucune envie de le décevoir. Depuis le temps que nous sommes sur la route, j’ai appris à connaître et anticiper la moindre de ses réactions. Je l’avertis à chaque danger, ne dormant que d’un demi-œil pour lui permettre de dormir d’un œil. On essaie tant bien que mal de trouver le repos, c’est plus facile à deux quand on peut se tenir chaud.

La vie au grand air me convient bien, peu importe ses contraintes. Lui est souvent plus sensible, mais à mes côtés il s’endurcit. J’ai parfois peur d’être un poids, une charge pour lui. Peu importe sa faim, il partage son repas avec moi. Parfois il reste dehors, dans le froid, au lieu de rentrer se mettre au chaud pour ne pas me laisser seul. Souvent il est dans un état un peu second après cette boisson qu’il avale mais ne me donne jamais. Il me dit que ça lui tient chaud, à l’intérieur.

Il me dit aussi souvent qu’on est unis pour la vie. Qu’on se suffit l’un l’autre. Qu’on n’a pas besoin de vivre en meute. Je ne comprends pas ce concept de solitude choisie. Moi, je l’accepte pour lui, mais quand je croise un des miens, je suis toujours en fête. Lui fuit ses semblables. Eux ne le voient pas. Ou font semblant, je le vois bien. Il se méfie d’eux tout autant qu’eux de lui. Il arrive bien que l’on croise quelques fois des vagabonds ou des passants un peu plus bavards que d’autres, mais ces rencontres restent éphémères. Chaque personne croisant notre chemin finit toujours par partir, au bout d’une minute, une heure ou une semaine. Alors nous poursuivons notre bonhomme de chemin, ensemble et satisfaits de l’être.

Des mots pour le dire

Un mot après l’autre, il apprend à parler, comme il a déjà appris à marcher. Les idées, les concepts, les noms se bousculent dans sa tête mais il a encore du mal à articuler. Impuissant, il doit se contenter d’essayer, encore et encore, de former les mots corrects qui lui permettront un jour de se faire comprendre et de donner corps à ses pensées.

Et puis c’est l’explosion. Il se rend compte qu’en  les nommant, il prend du pouvoir sur les gens, sur les choses, sur le monde. Lorsqu’enfin son corps le soutient, il laisse libre cours à son plaisir de parler, de communiquer avec tout et n’importe quoi, sans nécessairement attendre de réponse.

En grandissant, il se calme un peu, réalise que le pouvoir qu’il a sur le monde le tient aussi : comme il entend ce qu’on lui demande, il se doit d’obéir à ce langage qui jusque là le ravissait. Les mots des autres répondent aux siens, le contrant, le bridant, le cadrant et formatant son esprit, son développement. Il est un temps désabusé, avant de chercher à contourner cette nouvelle contrainte. Il prend alors goût au mot juste, à la tournure particulière, à tous les trucs et astuces qui lui donneront l’avantage sur d’autres plus forts mais moins aptes à jongler avec les mots.

Lorsqu’il aura affûté son arme, il ne s’en servira plus que pour de belles parades, galas de connaisseurs où il aura pris sa place. Le son des mots, la musique des phrases le transportera. Écrivain, poète il deviendra.

Vingt-huitième jour

Encore un jour.

Je contemple ce gâchis, le sang répandu, qui n’est pas toi.

Qui ne sera jamais toi.

Cela fait longtemps que je te guette, que je cherche un signe de toi. Ici peut être la courbe d’une lèvre qui se retrousserait en un sourire. Là l’esquisse d’un poing fermé bien serré en dormant. Ou encore une trace laissée sur les draps par ton corps tout chaud.

Mais tu n’es pas là. J’ai beau attendre, tu ne viens pas. Seulement ce sang qui me nargue et me fait mal à l’intérieur, au plus profond de mon essence. Je reste seule avec lui, qui certainement t’attend aussi.

Tu n’es pas là pour nous lier, nous rassembler, nous ressembler. Nous restons morceaux épars, simples personnes qui se côtoient, poursuivant nos vies l’un contre l’autre. Et toi, chaînon manquant, quand te glisseras-tu entre nous pour cimenter nos mains entrelacées?

Bon gré, mal gré

Malgré toi, je reste de bon gré. Ta mauvaise humeur constitutive, tes manières, tes piques de mauvaise foi ne m’atteignent pas, je poursuis ma route en choisissant librement chaque intersection. Tu ne peux me miner le moral, tu ne peux obscurcir mon jugement. Tu ne peux me contraindre. Malgré toi, je garde la tête claire et amère sera ta défaite quand tu verras ma réussite en dépit de tes efforts acharnés pour me garder sous ta coupe. En apparence je serai la personne que tu crois, faible, malléable, soumise. Mais au fond de moi, bien loin de toi, je construirai mon armure, renforcerai mon squelette et ma force sera à peine contenue. Dans mes yeux, quiconque m’observera verra la rage de vivre, l’appétit de tout que tu ne sauras jamais m’enlever, qui m’appartient et me fait tenir debout. Je construis moi-même chaque brique de moi, à l’abri derrière le mur d’indifférence ou de mépris que tu m’offres en support.

À toi mon adversité, je dois la connaissance de mes capacités, ma force qui reste à mes côtés, sur qui je peux compter, bon gré mal gré. Un jour peut être, pour ça, je te remercierai.

Echo

Ça résonne grave là dedans. À croire qu’il n’y a personne. Comme dans un appartement vidé de ses meubles, juste avant qu’on ne rende les clés. Dans ma tête, je me dis que je suis bien seule. Et ça fait un bruit pas croyable… Le mot seule se répète à l’infini, sans diminuer de volume, sans cesser de me blesser, de m’accabler. Parfois le mot bien tente une sortie, essaie de se faire entendre. Mais son écho est plus faible, comme s’il avait été lancé avec moins de conviction, comme si  quelque oreille attentive l’avait capté pour ne plus le lâcher par la suite. Après treize ans de psychothérapie pour faire taire les voix qui donnaient le change et dominaient ma vie, c’est vraiment bizarre d’écouter le silence. Silence qui me susurre à l’oreille, en stéréo, combien je suis vide, finalement, lorsqu’il n’y a que moi. Et que le vide, ça résonne et ça fait un boucan d’enfer.