Violences urbaines

Au détour d’une rue, en descendant du bus, ou bien en coupant par un parc, je me retrouve nez à nez avec une scène de banale violence urbaine. Une bagarre entre deux jeunes avinés, un affrontement entre deux bandes rivales, les menaces d’un patron de bar à un client trop agité, les coups de gueule et de poings de quelques sans-attaches. Le plus souvent à mains nues, plus rarement avec une arme de fortune, bouteille de verre, un barreau de chaise, une ceinture.

Malgré moi, j’entends le choc sourd d’une tête heurtant le pavé, les bruits mats de pieds frappant le ventre, couverts par les flots d’injures hurlées, les cris des deux côtés. Malgré moi, je vois le sang sur la figure de l’un des belligérants, j’aperçois les empoignades, les amas de mains, de pieds se débattant, je regarde la scène trop mouvante et pourtant au ralenti. Les images impriment ma rétine, mon lobe occipital, mon système limbique, ma mémoire à long terme.

A chaque fois, ma peau se hérisse, mon cœur se soulève, l’enfant impuissant qui sommeille en moi refait surface. Et chaque coup qui tombe sur un autre que moi marque sa chair et mon cœur. Ressurgissent d’autres scènes où devant les coups, l’enfant impuissant ne pouvait que regarder de ses yeux écarquillés, acte stupide de solidarité s’il en est, pour assimiler la violence qui touche l’autre. Pour essayer de la comprendre. Pour essayer de passer outre l’injustice arbitraire qui lui permet d’être témoin et non victime. Pour au moins savoir.

Veuve

Aujourd’hui, elle a vu son mari réduit en cendres, mis dans une petite boîte rangée sur une étagère du caveau familial, où elle finira par le rejoindre un jour ou l’autre. Il y a à peine une semaine, juste avant les fêtes de Noël, elle apprenait la mort de celui qui a vécu avec elle pendant plus de soixante ans. Elle n’a pas pu verser une larme pour libérer son coeur lourd. Il faut bien dire que sa mort est loin d’être la première, elle a déjà perdu ses parents, son frère, son petit-fils et quelques amis. Elle a l’âge de ceux qui saluent la mort régulièrement, prenant leur place dans la file d’attente.

Durant cette semaine, elle n’a pas eu une minute à elle, accomplissant toutes les formalités qui mine de rien la tenaient occupée, l’empêchant de sentir le vide à ses côtés. De concessions en procession, la journée est passée. Surréaliste réunion de famille, où les conversations sont finalement les mêmes qu’aux mariages et naissances qui marquent la vie de ces personnes unies par le fil ténu du sang coulant dans leur veines.

Sordide crémation effectuée en deux temps trois mouvements. La tige métallique poussant le cercueil sur les rails jusqu’au four est revenue seule à sa place, impassible faucheuse moderne, attendant le prochain défunt. Moins d’une minute après, le rideau se ferme, fin du spectacle, tout le monde dehors.

Ce soir, elle rentre seule. Cela fait bien deux mois qu’elle est seule chez elle, depuis l’hospitalisation de son conjoint. Mais durant ces deux mois, elle se levait pour aller le voir, pour essayer d’égayer son quotidien, pour vérifier qu’il était entre des mains compétentes. Elle se faisait du souci pour lui. Elle va devoir apprendre à se faire du souci pour elle. À vivre pour elle. Seule. S’organiser sans lui, meubler sa solitude. Lorsque l’effervescence de cette semaine retombera, elle va devoir apprivoiser la compagne qui ne la quittera plus, remplaçant la présence rassurante de son amour de toujours, avec qui, elle l’avoue, elle ne se chamaillait guère. Accepter la disparition de celui qui l’a aimée de sa toute jeunesse à ses vieux jours. Qui a, au sens littéral, partagé sa vie.

Elle sait qu’elle est loin d’être la seule veuve, que les autres s’en sortent, continuent leur vie. Alors, forte, elle poursuivra sa route, sans se plaindre, comme elle l’a toujours fait.

Chacun pour toi

Depuis le jour où tu as fait ton apparition, tout a tourné autour de toi. J’ai assez vite compris pourquoi, et moi aussi, bêtement, j’ai gravité autour du noyau que tu formais. C’est vite devenu chacun pour soi, chacun pour te charmer, chacun pour toi. Tu n’en tirais presque aucun avantage, tu ne comprenais même pas ce qui se tramait autour de toi. Toujours au centre, tu n’as jamais pu imaginer que les choses pouvaient tourner différemment. J’ai beau savoir que jamais je n’occuperai la place qui est la tienne, ma jalousie ne peut que s’incliner et s’enfoncer profondément devant l’admiration totalement irraisonnée et l’amour inconditionnel que je ressens pour toi, sans aucune attente de réciprocité. J’ai conscience qu’un jour tout pourrait changer, que tu pourrais devenir comme nous tous simple quidam. Chair de poule à cette pensée. Laissons donc ton innocence charmer encore les cœurs et remettons à plus tard ton apprentissage râpeux de la vie.

Dernière minute

Plus qu’une minute avant la fin. La fin du monde? Non, certainement pas, le monde continue sa petite route, même si ça m’arrangerait bien que cette dernière minute soit la sienne. Non, cette minute passera très certainement complètement inaperçue par vous tous. Pour moi, ce sera l’angoisse, une angoisse à la fois interminable et à la fois terriblement vite finie, puisque c’est l’échéance même de cette minute qui m’angoisse tant. Enfin, qui m’angoisse… Oui, c’est bien de l’angoisse, qui me tord le ventre et me bloque la gorge. Je prie pour que mes mains ne soient pas trop moites.

Plus que trente secondes avant la fin. Trente secondes avant que la musique ne s’arrête. Trente secondes avant que tout le monde ne voit à quel point elle me plaît. Trente secondes avant que je n’ose lui déclarer ma flamme. Ou que je laisse passer l’occasion, je ne sais pas encore. J’avais décidé de me jeter à l’eau à la fin de la danse, la seule qu’elle ait voulu m’accorder. Je n’aurai que peu de temps avant que, volage, elle file vers d’autres bras. Pour l’instant, j’essaie de me concentrer. Ne pas lui marcher sur les pieds. Ne pas trop la serrer, ou ça va la faire fuir. Rester en rythme, ce serait con de passer pour un mauvais danseur maintenant. Je me concentre aussi sur ce que je vais bien pouvoir lui dire, dans… vingt secondes maintenant. Ou ce que je vais faire. Je ne sais pas. Dans tous les cas, je serai ridicule. Dans tous les cas, dans une dizaine de secondes, elle va s’échapper. M’échapper. J’essaie tant bien que mal de me concentrer sur la sensation de sa main sur mon épaule, je ne sais plus comment profiter de ce laps de temps qui me ravit et m’angoisse.

La musique est finie. Je ne l’ai pas lâchée. je n’ai rien dit non plus. Rien fait. Je crois que j’ai gagné quelques secondes de rab.

Disparition

La porte est fermée, depuis quelque temps maintenant. Seule dans mon lit, j’entends les éclats de voix, les rires, la vie qui poursuit son cours. Sans moi. Depuis un temps qui me parait infini, j’appelle mais personne ne répond. Je n’ose me lever, je connais la honte ressentie une fois en pyjama au milieu du salon. Je voudrais que quelqu’un vienne me voir. Pour me prouver qu’on se souvient de moi. Que j’existe.

Personne. Petit à petit, ma voix devient plus faible, mes appels plus espacés. Je me sens partir, happée inexorablement par l’indifférence qui chaque soir m’entraîne vers le lieu où vont ceux dont peu à peu on oublie l’existence.