Ardente glace

A peine sorti du ventre de sa mère, le voilà déjà attrapé, observé, puis plongé dans le liquide qui permettra de le conserver au mieux. Aussitôt, il sent, le temps d’une seconde de douloureuse conscience, la brûlante morsure du froid qui le saisit. C’est bien d’une terrible brûlure qu’il se meurt, emporté par la vague de froid liquide dans laquelle il se noie. Sa conscience est déjà déconnectée alors que ses fonctions vitales s’éteignent rapidement l’une après l’autre. En moins d’une minute, le foetus est passé du statut de nouveau-né à celui d’être figé dans la glace. C’est cette rapidité même qui rend le traitement plus acceptable, et qui permet d’étudier de près les effets biologiques de perturbations intra-utérines. La congélation rapide dans l’azote liquide assure la conservation de toutes les molécules qu’une mort plus lente ne permettrait pas de voir. Surtout, ne dégradons pas ce précieux matériel par des nécroses intempestives. Laissons le froid intense protéger pour nous l’essence même de cet être qui jamais ne connaîtra les raisons ni de sa brève existence, ni de sa soudaine mort.

Plus jamais ça

Rouge. La honte ressentie est encore rouge. Non pas rouge sang comme celui qu’elle a versé. Ni rouge tomate comme les fruits détestés qu’on la force à ramasser. Rouge. Rouge comme le fer qui a marqué sa peau, attestant de sa condition. Condition de femme, condition d’outil de travail pour un maître toujours plus exigeant.

Noire. Noire sa colère qui la soutient et l’emporte loin d’ici. Noire comme le chaudron que jour après jour elle emplit pour nourrir les habitants du domaine. Noire comme le chaudron toujours vide de sa propre famille. Noire comme la couleur du ciel quand elle se lève, et quand elle se couche après son travail.

Marron. Marron le mépris qu’elle a pour eux, marron le mépris qu’elle a pour elle. Marron sa vie traînée dans la boue, qui l’empêche de respecter qui que ce soit, surtout pas sa propre personne.

Après les évènements de cette nuit, elle ne sera plus jamais la même. Elle sera libre, traquée, seule et meurtrie. Morte sa famille retenue en otage contre son travail quotidien. Plus d’attache au domaine. Mort le contremaître qui une fois de trop l’a emmenée dans son lit pour la nuit plutôt que de la laisser rejoindre son compagnon et son enfant. Enfuie l’esclave rebelle qui a causé sa propre perte et celle des siens. La vie l’attend désormais, à moins que ce ne soit la mort.

Mauvaise graine

Dans ma famille, on me dit que je suis de la mauvaise graine, que je trahis mon nom, qu’on ne fera jamais rien de moi. A l’école, on me dit que je promets, que j’irai loin, que j’ai de l’avenir. Je ne sais plus qui croire. Je suis pourtant le même chez moi et à l’école. Sage, honnête, je travaille, j’aide aussi ma maman à travailler. Il parait que ce n’est pas le rôle d’un homme d’aider sa mère. Même ma mère me le dit. Elle ne sait pas ce qu’elle a fait pour avoir un fils pareil. Les autres élèves disent que je fayote quand j’aide la maîtresse. La question que je me pose, c’est “qu’est-ce qu’ils attendent de moi, tous?” Quand je suis un filou à l’école, je me fais gronder et les enfants m’évitent. Quand je suis un filou à la maison, je me prends des taloches mais tout le monde est fier de moi. Quand je suis sage à l’école, on me félicite mais les enfants m’évitent. Quand je suis sage à la maison, je me prends des taloches et on me regarde comme un ver de terre. Alors quoi? Je ne sais pas ne rien être. Je dois être de la mauvaise graine, ça doit être vrai quelque part. Une graine mal née. Une graine de coquelicot germée au milieu des chardons. Une graine de coquelicot qui essaie de s’intégrer aux parterres de roses ou de tulipes. Quoi que je fasse, je serai repéré. On ne voit pas de parterres de coquelicots. Ce sont des fleurs qui poussent, ça et là, parmi les autres. Et qui ne font pas long feu.

La preuve par trois

Un . Ta main dans la mienne pour marcher de concert. Ton réflexe de protection quand tu sens un danger ; le pas en arrière que tu m’obliges à faire, avant même de savoir ce que j’ai pu voir.

Deux. Ta capacité à me déchiffrer, que je le veuille ou non. Sans un mot ou sans un regard, tu sais ce que je ressens. Tu t’y adaptes ou pas, selon ton humeur, mais à chaque fois j’ai la certitude que le message est passé. Pas besoin de te dire que quelque chose me touche, tu redeviens sérieux et restes à ma disposition au cas où je veuille le partager. Impossible d’être en colère contre toi plus de deux minutes, tu désamorces toutes les situations d’un sourire désarmant.

Trois. Ton regard qui accroche sur moi, alors que tu me connais déjà par cœur. La gourmandise dans tes yeux sans cesse renouvelée, pour un corps qui pourtant t’es désormais familier. J’ai beau savoir que jamais tu ne te lasseras d’une pizza ou d’un verre de whisky, ton appétit de moi me ravit et me rassure. Tant que c’est dur, c’est que ça dure.

En réponse muette aux questions que je ne pose pas, j’ai de toi la preuve par trois.

Défier les apparences

Il parait que je suis arrivé comme un cheveu sur la soupe, quand personne ne m’attendait. Un accident, comme on dit. Maman était trop vieille, elle n’y croyait pas, et Papa est parti quand il l’a appris. Pas de ma faute, mais on dirait que c’est écrit sur mon visage. Je le ressens à chaque regard de Maman, depuis presque trente ans.

Il parait que bientôt, Maman va partir et que je ne pourrai plus la voir. J’aimerais bien qu’elle m’emmène avec elle mais elle a le regard dans le vague chaque fois que je le lui demande.

Il parait que je suis socialement inadapté. On m’appelle bon à rien, poids mort, boulet, instable. Je ne travaille pas, mais Maman a quand même quelques sous grâce à ma pension. Personne ne sait que j’invente des histoires, je ne les raconte à personne puisque personne ne m’écoute. J’aimerais pouvoir les dire à des enfants, que j’imagine plus gentils et plus doux que les adultes, et surtout avec plus d’imagination…

Il parait que pour mon bien je vais aller moi aussi en voyage, dans un centre avec des gens comme moi. Que c’est mieux pour tout le monde. Évidemment, on ne me demande pas mon avis, c’est une constatation. Maman est vraiment trop vieille pour s’occuper de moi, elle est très fatiguée. Je sais bien que je la fatigue, elle me le dit souvent.

Il parait que là où je vais, les gens sont gentils mais que je n’en sortirai pas tant que je n’aurai pas une insertion socio-professionnelle. Je pense aussi que là bas, personne ne me connaît. Je ne suis plus obligé d’être l’inadapté. Peut être que par rapport aux autres, je serai ouvert. Je serai dégourdi. J’ai de l’imagination. Peut être que je pourrai être créatif, communicatif. Et peut être qu’un jour, je pourrai vivre.

Je n’ai donc plus le choix. A moi de défier les apparences. Avec aplomb.