La décision

Je me suis pris le divorce de mes parents en pleine gueule. Bien sûr il n’y avait pas que ça, mais j’ai toujours pensé que sans cette séparation, il n’y aurait pas eu de dommages collatéraux. J’ai imprimé dans chaque parcelle de moi cette déchirure, cette haine, ce vide. Et, très logiquement, je me suis jurée depuis ce jour de ne jamais faire vivre ça à mes enfants. De leur construire un foyer stable, de les entourer d’amour et surtout qu’ils aient toujours près d’eux leurs deux parents. Unis.

Et me voilà, vingt ans plus tard. Vingt-cinq ans, une fille de trois ans et un choix à faire. Au moment précis où des années de mensonges dévoilées m’amènent la certitude qu’il ne peut être le bon. Ni un bon compagnon, ni un bon père pour cette petite. Et surtout, pas le bon. Il n’est pas celui avec qui je pourrais effectivement construire un havre d’amour, celui avec qui je m’imagine dans vingt ans, celui avec qui j’envisage de passer ma vie après que les enfants soient partis. Donc. Quand pour tout le monde la rupture parait inévitable. Quelle petite fille dois-je trahir? Celle à qui j’ai promis ou celle dont je suis responsable? C’est évident, mon enfant passera toujours avant. Mais pour elle, quelle est donc la meilleure solution? La moins pire décision? Tandis que je m’apprête à bouleverser sa vie et la mienne, je sens que je ne pourrai jamais savoir ce qu’aurait donné l’autre option. S’il existe un putain d’instinct maternel, c’est le moment de me dicter ce que je dois faire. Et surtout, m’aider à supporter, chaque jour qui suivra, les conséquences de cette coûteuse décision, et consoler la petite fille qui pleure bien cachée au sein de ma forteresse.

En espérant qu’un jour elles comprennent et me pardonnent, je m’apprête à me conduire, finalement, en adulte responsable.

Patience

Premier jour. Elle encaisse sans vraiment réaliser. Comprend les mots avec ses tripes, n’arrive pas à en dégager du sens. À partir d’une semaine, les mots font leur chemin, minant quelques bases, creusant de profonds sillons sur leur passage. Comme une crue inattendue, ils balaient les certitudes, charrient les doutes et annoncent l’heure des remises en question. Puis, progressivement, les choses s’apaisent, se réorganisent. L’être humain n’est pas fait pour être en tension permanente.

Jour après jour, semaine après semaine, elle a recouvert les mots, les a cachés dans un coin de son esprit. Elle sait qu’ils sont là, elle a conscience que les choses ont changé. Mais ne peut tout simplement pas se les répéter inlassablement. Tant bien que mal, elle patiente. Cherche quelques signes, sans s’attarder, sans sur-interpréter. Elle guette quand même, c’est plus fort qu’elle. Des bouts d’espoir apparaissent, presque malgré elle.

Mais parfois, au détour d’un sentier, quand l’attention se relâche quelque peu, brusquement les mots ressurgissent, sortent de leur cachette et reviennent la titiller. Ils rameutent en force tous les si qui passent dans les environs. Si, au lieu de s’éloigner sur la pointe des pieds, les mots creusaient leur nid et souhaitaient s’installer ? Si chaque jour passé pouvait les rendre plus forts, plus présents, plus consistants ? Et si les réveils câlins, les rires, la vie en commun, la confiance inébranlable perdaient leur sens ? Si un jour, ça ne suffisait plus ?

Pour ne plus paniquer, elle attend, patiemment, que d’autres mots, tous doux, passionnés, murmurés mais sincères, se glissent dans son ciel et viennent chasser ses nuages.

Pas assez de toi

Je voudrais te montrer mille choses intéressantes, partager avec toi tout ce qui aujourd’hui m’a arraché un sourire. Dans tout ce que j’ai pu voir flottait ton portrait en médaillon. Ça t’aurait plu, je suis sûr que ça t’aurait fait rire, hocher la tête, réfléchir peut être. Tu aurais bien sûr rebondi. Tu le feras quand je l’évoquerai pour toi. Je vois déjà tes sourires, tes mimiques, ta frimousse sceptique s’éclairer. Je voudrais que tu sois là pour vivre avec moi toutes les magies du quotidien.

Toi, tu ris avec lui.

Je voudrais te couvrir de baisers, relier chacun de tes grains de beauté, explorer, caresser la totale surface de ton corps et plus encore. Enregistrer tes réactions, jouer de toi jusqu’à te rendre folle. Anticiper tes envies, frustrer tes attentes pour mieux plus tard les assouvir, taquiner tes zones sensibles, les répertorier en une carte interactive.

Toi, tu jouis avec lui.

Je voudrais m’endormir dans tes bras, bâtir pour toi des projets qu’on concrétiserait à deux. Tenir ta main, te rassurer, te dorloter, te réchauffer, t’observer à la dérobée, te masser les pieds, partager tes repas, ne rien faire avec toi. Tu te blottirais dans mes bras pour me susurrer des fadaises au creux de l’oreille. Je ferais celui qui s’en moque pour que tu continues mais j’en savourerais chaque syllabe. Je voudrais une centaine de quotidiens pour profiter de ta présence, réparer les maladresses, user de mes droits à l’erreur.

Toi, tu vis avec lui.

Sursis

J’ai gagné un peu de temps. Quelques sourires de plus, de nouveaux matins, de doux câlins. Ça me convient. Tellement persuadée que le minuteur avait sonné, j’apprécie le rab qui m’est accordé. Combien de temps reste-t-il? Aucune idée, et c’est peut être mieux comme ça. Chaque soir, poussant la porte, le cœur qui cogne. Chaque matin la peau chaude sous les doigts. Émerveillement renouvelé, bouleversantes caresses, le cœur qui déborde à chaque instant. Feu d’artifice au milieu du désert. Je réapprends le jour le jour sous des semblants de tranquille routine. Pas d’avenir tracé ni bouché. Les sentiers bifurquent, le labyrinthe se dessine mais chaque intersection qui nous rapproche me met en joie. Pour une heure, une semaine, un mois, je savoure la balade buissonnière sans penser au moment de rentrer.

Vivantes

Après un dernier regard, je les ai laissées là. Vivantes. Tourbillonnantes. Arborant leur insouciance en un flamboyant étendard blanc. La grande en charge de veiller sur la petite. La petite garante de la moralité de la grande. Deux anges virevoltant, le rose aux joues et le cœur battant. Au milieu de la foule en liesse, je ne voyais qu’elles. Pour ne pas leur faire de tort, je les ai laissées seules, qu’elles profitent de la fête sans moi.

À l’heure dite, je suis revenu les chercher pour les ramener à la maison. J’imaginais leur fatigue après une nuit passée à danser, oubliant pour un temps répression et restrictions. Après l’abandon transitoire de leur masque de perfection, de vertu, de jeunes adultes trop tôt mûries, elles trouveront réconfort et sécurité auprès de moi, comme toujours.

À deux rues de la boîte de nuit, j’entends les sirènes arrivant à toute allure. Panique totale, mon estomac convulse et expulse son contenu tandis que j’accélère. Les cordons de sécurité sont déjà installés, la discothèque est bouclée. Rumeurs dans la foule assemblée. Le tireur a été abattu par la police. On ne connaît pas le nombre de victimes. On ne connaît pas ses motivations. On attend de plus amples informations. On nous prie de dégager le périmètre. On m’arrache au bitume auquel je m’accroche comme à une bouée en plein océan. On me tranquillise de force chimiquement. On m’abrutit. Dans mes yeux s’incruste, alors que je lâche prise, la vision de mes deux étoiles étincelantes, souriantes, éclatantes, vibrantes. Vivantes.