À grande vitesse

Elle regarde distraitement par la fenêtre le soleil qui se lève, les paysages qui défilent, pensant à ce qu’elle laisse derrière elle. Ça ne lui ressemble pas vraiment, les yeux tournés vers le passé ou vers un hypothétique futur. Et pourtant, perdue dans ses pensées, elle songe à ce qu’elle pourrait ne pas retrouver à son retour. Quatre jours, tellement courts. Une éternité, cent fois le temps de tout perdre. Il suffit d’un coup de coude malencontreux pour faire tomber la coupe de cristal. La scène au ralenti, les sens affûtés, les réflexes heureux peuvent retarder la chute, limiter la casse voire sauver in extremis le précieux calice. Mais ils ne peuvent figer le temps, laisser en suspens l’objet inexorablement piégé dans le champ gravitationnel terrestre.

Quatre jours au summum de l’impuissance. Inutile, dans l’expectative, une boule au ventre, une autre dans la gorge et l’eau qui menace de déborder à tout moment, elle ne serait pourtant restée pour rien au monde. Trop consciente que ça ne servirait à rien. Trop respectueuse d’elle-même pour ne pas profiter, essayer de combattre ses terreurs et ses prémonitions, les éloigner coûte que coûte. Elle les retrouvera bien assez tôt. Les accueillera à ce moment-là. Parce qu’il faudra bien les vivre. Pleinement, comme le reste. En attendant, elle se concentre sur le petit bout qui l’attend depuis un mois à huit cent kilomètres de là. Qui a besoin de tout son amour et lui prendra toute son énergie.

Les yeux de chat

À quoi penses-tu quand, pudique, tu détournes les yeux, tu coupes tout contact? Où es-tu quand tes paupières se ferment à demi sur le bleu si profond d’un océan de tristesse? Inaccessible, insaisissable, je te vois t’éloigner pour panser tes blessures, seul, puisque nul ne peut t’aider. Je reste là, au cas où, qui sait, tu t’ouvres à nouveau. Mais j’apprends à éviter ton regard, pour ne plus y voir toute la peine du monde que je ne peux consoler. Pour fuir cette marée d’impuissance qui m’engloutit sans prévenir quand ton visage, d’un coup d’un seul, s’assombrit. Pour te cacher cette douleur que je ne veux pas ajouter à ton bagage. Je trouve mes réconforts où je peux, et de fil en aiguille, un jour, je ne laisserai plus ton si lourd silence me toucher ainsi. Mais pas encore. Pour l’instant j’ai trop peur que ce moment marque mon détachement, mon blindage, mon envol. Alors je persiste et absorbe, je prends sur moi ce qui m’arrive en plein cœur, espérant que bientôt sur moi tu braques fixement tes jolis yeux.

Avant l’heure

Discrètement, presque en s’excusant, la Mort a toussé à son oreille. Elle ne voulait pas le déranger mais Elle se devait d’attirer son attention. Elle ne peut pas débarquer comme ça, sans prévenir. Surpris, il a haussé un sourcil et demandé “Déjà?”. La Mort a gardé le silence un instant, a secoué la tête et a finalement répondu qu’Elle ne venait pas pour lui. Il s’est affaissé, s’est retourné vers le frêle corps endormi sous les draps, a hésité, a renoncé à supplier. On ne badine pas avec la mort, n’est-ce pas? Il lui proposa tout de même un marché. Quitte à se déplacer pour elle, petite chose qu’il porte en son cœur depuis sa venue au monde, ne pouvait-Elle pas prendre un peu d’avance sur son travail? Faire d’une pierre deux coups, en quelque sorte. Il est tout à fait prêt à s’arranger avec la Vie pour redistribuer le temps restant qu’il ne saurait de toutes façons pas mettre à profit. La Mort a appelé la Vie, a tenu conseil et a fini par lui présenter un compromis. Son corps restera à disposition pour le temps qu’il aurait dû lui rester. Ce corps mobile, fonctionnel, perfection originale de la Nature servira de réceptacle aux nécessiteux. Quant au reste, Elle n’a pas la force de l’empêcher d’aller où bon lui semble, et s’il préfère accompagner son enfant que de lui dire adieu, Elle ne saurait s’y opposer.

Sur mon tricycle jaune

Cheveux au vent, je dévale la pente sur mon nouveau tricycle jaune. Personne ne peut rivaliser avec moi, je suis le plus rapide, le plus fort, le plus class’. Tous les enfants du quartier me jalousent. Ils parlent entre eux, me montrent du doigt. Peut être même se moquent-ils de moi. Peu m’importe, tant que je file sur mon tricycle jaune.

J’ai tant attendu pour avoir enfin ce tricycle ! Tatie Rose, qui s’occupe de moi, me disait souvent que ce n’était pas de mon âge. Mais à force de la supplier, d’être gentil pour lui montrer ma bonne volonté, elle a fini par céder. Pas besoin de roulettes, c’est un tricycle, c’est stable, je ne risque rien. Équipé avec un casque jaune assorti, je double les vélos, les rollers et je ne freine qu’au tout dernier moment, avant le virage que je n’ai pas le droit de dépasser.

Comme je me sens libre sur mon tricycle jaune ! Même si elle s’en fait pour moi, Tatie Rose me laisse seul, elle me regarde simplement par la fenêtre pour vérifier que rien de fâcheux ne m’arrive. Oubliée ma vie et ses frustrations quand le vent soulève mes cheveux et me fouette le visage. La vitesse me grise, j’ai l’impression d’être un dieu, un surhomme, un enfant comme les autres.

Je chevauche inlassablement mon tricycle jaune. Compagnon de fortune comme d’infortune, il est devenu mon seul confident. Lui qui ne dit rien, ne juge pas, ne regarde pas de travers. Lui qui ne fait aucune différence entre un garçonnet de dix ans survolté et un adulte de trente ans dérangé. Lui qui m’offre enfin l’enfance qu’on m’a volée il y a vingt-cinq ans dans un virage d’hiver trop rapide.

La femme invisible

Je la devine partout. Sans la voir, je sais qu’elle est là. Là, c’est certain, mais où? Invisible à mes yeux, je scrute son reflet dans les tiens. Sa forme en filigrane, presque palpable, est juste là, entre nous. Je l’imagine passer par-ci, par-là. Ce sourire est-il pour moi ou pour elle? Sous la façade inébranlable, la paranoïa craquelle l’édifice. Insaisissable, je la sens pourtant omniprésente. Panique à bord : saurai-je résister à sa perfection, mes atouts usés pourront-ils rivaliser avec son charme? Fantasme ou réalité, instinct, pressentiment ou sensibilité exacerbée, je ne peux trancher mais mon cœur s’emballe. La terreur me plombe les ailes, me transforme en une sombre imposture qui pourtant me ressemble, elle me gomme et m’efface petit à petit, ne laissant que l’ombre de moi sur le côté.

Impossible pour cette ombre de se battre contre un moulin à vent. Cependant, quel gâchis ce serait que de déclarer forfait devant un mirage… Peut être faudrait-il que j’écarte pour un temps mon imparfaite humanité, que je laisse les humeurs qui me remplissent à craquer déborder et couler pour lentement m’évacuer. Devenir moi aussi irréelle, idéale, pour me hisser vaille que vaille, remonter à son niveau, garder ma place.