Petit enfant, il trouvait ça tout à fait normal. Il faut bien dire que du plus loin qu’il se souvienne, il n’avait jamais rien connu d’autre. Et il n’a jamais douté une seconde que sa mère l’aimait vraiment et que c’était pour son bien. Quand il a grandi un peu, ça lui paraissait toujours normal, mais il lui arrivait de temps en temps d’être jaloux de ses amis, pour qui l’amour maternel se manifestait principalement par des câlins et des mots doux. Il a quand même grandi, il fallait bien sortir de cette enfance à tout prix, rejoindre le quai salvateur de l’émancipation. Il s’est même construit, comblant à force de persévérance les lacunes de son être, gardant certaines aspérités qui lui donnent maintenant son caractère. Une fois adulte, il a compris que ce n’était pas normal, pas bien. Il a essayé de comprendre pourquoi. A trouvé à force de chercher quelques indices, différentes pistes de réflexion pour expliquer, à défaut de justifier.
Comme tant d’autres avant lui, il a eu peur au moment où il a finalement eu envie de transmettre un peu de lui à la génération future. Une peur panique même. Tellement plus sourde et tenace que le pourtant déjà très anxiogène “vais-je être à la hauteur?”. Il a quand même franchi le pas. Il a vu les petits monstres faire souffrir l’amour de sa vie et la déformer à tout jamais. Il ne leur en a pas voulu. N’a pas pu, subjugué qu’il était par le spectacle sous ses yeux.
C’est alors qu’est venue l’incompréhension totale. Comment avait-elle pu faire cela? Pas à lui, ce n’est pas vraiment ce qui importe maintenant. Mais comment avait-elle pu faire ça au petit corps frêle et pourtant si vivace dont elle avait la responsabilité? Sans pour autant douter de l’amour qu’elle lui portait, il a compris, gravé en ses os maintes fois recollés, qu’aimer ne suffit pas. Que l’instinct maternel tant vanté peut être complètement défaillant. Et alors il a haï. Elle et tous ceux qui ont laissé faire. Qui n’ont pas vu. Qui ne l’ont pas aidée. Aidée à faire face à cette cruelle défaillance.
Bien sûr il comprend l’exaspération, les derniers retranchements où savent si bien le pousser les terreurs qu’il a engendrées. Un nombre incalculable de fois il a crié, puni, s’est énervé, a même secoué pour se soulager. Quelques fois, c’est vrai, il a craqué, s’est emporté tellement fort, est allé trop loin et a calmé d’un coup sec toute velléité de rébellion. Mais pas ça. Non, jamais ça. Jamais de sang froid. Jamais aucune préméditation. Jamais sans que ses enfants ne comprennent réellement le pourquoi. Et surtout pas ça. Pas cet affront à l’innocence espiègle qui l’émeut au plus profond de lui et le fait tourner en bourrique. Non, pas ça. Pas ça.