Surimpression

Que je le veuille ou non, ton visage apparaît par-dessus tout ce que je regarde. Comme une persistance rétinienne qui ne veut s’estomper, je vois tes yeux bleus sur le tableau noir, tes boucles brunes sur la tête du présentateur télé et ton sourire qui illumine toutes les personnes que je croise. Douce obsession qui ne me quitte plus, j’entends ta voix, imagine nos dialogues si l’on venait à se croiser, par hasard, au coin d’une rue.

Je suis bien certain que ce n’est pas de l’amour, je te connais à peine. Déjà pourtant, je suis curieux de tout ce qui te concerne. Je rêve de te revoir, d’être près de toi sous n’importe quel prétexte, par tous les moyens je crée des occasions. Sur quoi cela va-t-il déboucher? Un fantasme filé que je laisserai glisser? Une aventure sans lendemain, consumée aussitôt consommée? L’histoire de toute ma vie, que je conterai un jour à mes petits-enfants? Peu m’importe, ici et maintenant, je recherche ta présence pour faire concorder quelques instants ce que voient mes yeux et ce qui reste accroché à mon cerveau, comme une tache fraîchement étalée en arrière plan. Éviter le flou artistique, cette impression irréaliste que la pellicule a déjà servi, que tu es la jauge à laquelle je mesure le monde.

Point final

Petit enfant, il trouvait ça tout à fait normal. Il faut bien dire que du plus loin qu’il se souvienne, il n’avait jamais rien connu d’autre. Et il n’a jamais douté une seconde que sa mère l’aimait vraiment et que c’était pour son bien. Quand il a grandi un peu, ça lui paraissait toujours normal, mais il lui arrivait de temps en temps d’être jaloux de ses amis, pour qui l’amour maternel se manifestait principalement par des câlins et des mots doux. Il a quand même grandi, il fallait bien sortir de cette enfance à tout prix, rejoindre le quai salvateur de l’émancipation. Il s’est même construit, comblant à force de persévérance les lacunes de son être, gardant certaines aspérités qui lui donnent maintenant son caractère. Une fois adulte, il a compris que ce n’était pas normal, pas bien. Il a essayé de comprendre pourquoi. A trouvé à force de chercher quelques indices, différentes pistes de réflexion pour expliquer, à défaut de justifier.

Comme tant d’autres avant lui, il a eu peur au moment où il a finalement eu envie de transmettre un peu de lui à la génération future. Une peur panique même. Tellement plus sourde et tenace que le pourtant déjà très anxiogène “vais-je être à la hauteur?”. Il a quand même franchi le pas. Il a vu les petits monstres faire souffrir l’amour de sa vie et la déformer à tout jamais. Il ne leur en a pas voulu. N’a pas pu, subjugué qu’il était par le spectacle sous ses yeux.

C’est alors qu’est venue l’incompréhension totale. Comment avait-elle pu faire cela? Pas à lui, ce n’est pas vraiment ce qui importe maintenant. Mais comment avait-elle pu faire ça au petit corps frêle et pourtant si vivace dont elle avait la responsabilité? Sans pour autant douter de l’amour qu’elle lui portait, il a compris, gravé en ses os maintes fois recollés, qu’aimer ne suffit pas. Que l’instinct maternel tant vanté peut être complètement défaillant. Et alors il a haï. Elle et tous ceux qui ont laissé faire. Qui n’ont pas vu. Qui ne l’ont pas aidée. Aidée à faire face à cette cruelle défaillance.

Bien sûr il comprend l’exaspération, les derniers retranchements où savent si bien le pousser les terreurs qu’il a engendrées. Un nombre incalculable de fois il a crié, puni, s’est énervé, a même secoué pour se soulager. Quelques fois, c’est vrai, il a craqué, s’est emporté tellement fort, est allé trop loin et a calmé d’un coup sec toute velléité de rébellion. Mais pas ça. Non, jamais ça. Jamais de sang froid. Jamais aucune préméditation. Jamais sans que ses enfants ne comprennent réellement le pourquoi. Et surtout pas ça. Pas cet affront à l’innocence espiègle qui l’émeut au plus profond de lui et le fait tourner en bourrique. Non, pas ça. Pas ça.

Non-dits

Quelque chose de coincé. Là. Derrière la langue. Quelque chose à dire. Communiquer. Lâcher. Mais ça ne peut pas sortir. Me libérer.

Même si je n’avais pas la certitude lancinante que tout le monde s’en fout, je ne peux former les mots. Poser la bombe. Provoquer l’explosion. A défaut je garde tout. Tétanie. Jusqu’à l’implosion.

Gorge serrée. La boule prend trop de place. Ventre noué. Impression de trop-plein. Trop.

Me revoilà petite enfant. Arrivée en cours d’année dans une nouvelle école. Le ventre qui s’étale des talons jusqu’au menton. Le sang qui tape. La peur de dire. De lâcher le morceau. De prendre sa place, enfin.

Qui trop embrase mal éteint

La première étincelle le touche de plein fouet. Il voudrait l’étouffer mais l’air qu’il brasse donne de l’élan, de la force à la première flammèche qui ainsi prend vie. Vexé par cette tentative ratée, le voilà qui monte sur ses grands chevaux. Son esprit s’échauffe, transmet son énergie à l’incendie qui déjà grandit, gronde, s’épanouit en une danse macabre et fascinante. Au fur et à mesure qu’il perd le contrôle, la spirale infernale s’alimente de sa rage brûlante.

Et, lorsque tout est consumé, que le feu a tout dévoré et se recroqueville enfin faute de comburant, il reste là, vidé, cherchant encore comment cela a pu prendre de telles proportions, comment il aurait pu éviter cette escalade. Mais c’est plus fort que lui, son embrasement total et fulgurant reste la meilleure preuve à ses yeux qu’il est vivant.

Esprit, es-tu là?

Ça fait un mois que tu dors, petite princesse qu’aucun prince ne viendra réveiller. Un mois que je te veille, un mois que j’essaie de te rappeler, pour que tu réintègres ton petit corps. Tu parais tellement paisible. C’est beau un enfant qui dort. Après une journée bien agitée, oui. Mais là, à trop dormir, tu me rends malade. Chaque fois que je te vois, je pense à tes yeux qui vont bientôt papillonner, s’ouvrir, tes petits poings serrés qui vont les frotter pour te protéger de la lumière. Les fils qui te relient artificiellement à la vie me sont insupportables. Et sans arrêt revient la question. Où es-tu? Est-ce que j’ai sous les yeux une enveloppe vide? Est-ce qu’au contraire ton esprit est là, à l’affût de la phrase lui donnant envie de remonter des limbes? Sésame, réveille-toi !