Auprès de ton arbre

Je t’offre un arbre, plus petit que toi encore, à planter ensemble dans mon jardin. Un tout petit arbre, perdu au milieu des marguerites comme tu l’es au milieu des hautes herbes. Un arbre qui grandira et s’épanouira en même temps que toi, sur lequel tu pourras compter les saisons. La floraison au printemps, puis la feuillaison ; le changement de couleur des feuilles, du vert à l’ocre ; la perte des feuilles dans le vent d’automne pour avoir des branches nues tout l’hiver. Et recommencer ainsi chaque année.

Un arbre immobile mais non immuable, qui t’attendra devant chez moi pendant que tu découvriras le vaste monde. Un arbre auprès duquel revenir régulièrement, pour lui raconter tes aventures ou rester contemplative sous ses fleurs-papillons. Un arbre autour duquel courir et exploser de vie pendant que petit à petit il s’enracine profondément. Un arbre pour enchanter tes sens à l’âge où un rien t’émerveille. Un arbre à croissance lente, pour nous apprendre la patience dans ce monde à grande vitesse.

J’en prendrai soin pour toi, de ce petit arbre. Je l’arroserai avec amour, je veillerai à lui laisser de la place, j’élaguerai ses branches mortes, je traiterai ses infections, éliminerai ses parasites pour que tu aies la joie un jour de pouvoir t’abriter sous ses branches colorées. Je le chérirai pour les souvenirs qu’il gravera en toi, avant que tu n’imprimes ta marque sur lui.

J’espère qu’avec le temps, tu prendras plaisir à t’occuper de lui, toi aussi. Que tu diras, la voix bien fière devant tes amis, que cet arbre a ton âge et que tu l’as planté quand tu étais haute comme trois pommes. Que tu sauras que tu es la bienvenue chez moi, seule ou accompagnée, pour deux heures ou deux semaines. Et qu’il te donnera l’envie de jardiner, de permettre à la vie de pousser autour de toi.

Je t’offre un arbre aujourd’hui pour te dire que je crois en demain.

En veilleuse

Petite Fripouille,

Tu as six mois, deux dents et quand tu ris mon cœur fait des claquettes. Tes parents m’ont demandé hier si je voulais bien être ta marraine et j’en suis restée sans voix. Dire que je n’y avais jamais pensé serait un mensonge, mais je n’avais pas idée de la vague d’émotion que cette demande provoquerait chez moi.

J’aime tes parents, très fort et depuis quelques années maintenant. Assez longtemps pour connaître et apprécier leurs qualités mais aussi pour comprendre et faire abstraction de leurs défauts. Assez fort pour nous imaginer vieux et encore amis, profitant de la vie et évoquant le bon temps de jadis. J’aime aussi ta grande sœur que je regarde grandir et s’épanouir depuis bientôt trois ans. Et j’ai fondu devant toi depuis le jour où tu m’as fait tes premiers sourires en jouant à celle qui tirait le mieux la langue (et crois-moi, “fondre” c’est beaucoup pour moi qui ne suis officiellement pas très friande de nourrissons).

Tes parents m’ont demandé de bien réfléchir avant de m’engager, parce que ce n’est quand même pas rien de te regarder, petite fille de six mois, et de dire que oui, je veux bien être à tes côtés quoi qu’il arrive et pour toute la vie. Alors au lieu de sauter partout, de danser en criant ma joie, j’ai bafouillé un “volontiers” en rougissant.

Et puis, comme ils me l’avaient conseillé, j’ai pensé à toi cette nuit. Beaucoup. Je te vois déjà sur la balançoire dans le jardin que je n’ai pas encore. J’imagine tes anniversaires qui s’enchaînent et moi qui me débrouille pour y assister. J’imagine qu’un jour, tu seras là pour fêter mes soixante ans. J’ai hâte de te prendre à la maison pendant les vacances, toi courant partout pendant que je corrige mes copies. Hâte de te fabriquer avec mes petites mains des œufs surprise en chocolat ou de délicieux cordons bleus. Je voudrais déjà te présenter mes neveux et nièces pour que tu aies quelques copains de plus. Je sais que si ça t’intéresse, mon amoureux pourra t’apprendre tout ce qu’il sait du jardinage ou du traitement des images de synthèse. J’anticipe les mille questions que tu vas avoir au fur et à mesure que tu grandiras. Et celles que je te poserai pour te titiller quand tu arriveras à l’âge où le gris n’existe pas. Je sais que tu auras des peines, des petites et des grandes, et j’espère que je pourrai t’aider à les digérer. J’espère aussi que je pourrai partager tes joies, même les petites du quotidien. Pour toi, j’envisage déjà de passer à l’occasion à la kermesse de ton école ou aux divers spectacles de fin d’année auxquels tu participeras sûrement. J’ai hâte de savoir quels seront tes goûts, de savoir si je t’emmènerai plutôt au musée ou voir du catch, si tu seras plutôt collectionneuse de timbres ou de flirts.

Mais je m’enflamme, l’excitation m’empêche de dormir alors que nous avons encore tout le temps de nous connaître, de vivre ces petits riens et grandes aventures au fur et à mesure. Je ne saurai remercier assez tes parents du cadeau qu’ils me font et des rêves en torrents qu’ils viennent d’instiller en moi. En espérant que toi, très chère Fripouille, tu sois au final aussi ravie de leur choix que je le suis.

Je t’embrasse bien fort et t’offre un grand biberon d’amour.

La Dent Grise

L’assemblée s’est réunie au clair de lune, comme chaque année, au solstice d’été. Chacune son tour, les participantes s’avancent et racontent une anecdote marquante sur l’année écoulée. Cela leur permet de partager avec leurs collègues les petites astuces du quotidien, de se sentir moins seules, de demander conseil au besoin. Et, très souvent, de rire ensemble.

Lorsque son tour vient de prendre la parole, Mimi, la petite souris grise, se lève, rejoint l’estrade et se racle la gorge. Elle a déjà choisi son anecdote dans le train pour se rendre à l’assemblée.

“Alors voilà, je voudrais me rappeler avec vous la fois où j’ai dû demander de l’aide pour réaliser ma tâche. J’allais récupérer, comme d’habitude, une dent de lait sous un oreiller, mais en m’approchant de cette dent, j’ai vu qu’elle n’était pas banale. Elle était grise. Je suis allée jusqu’à toucher cette dent, pour en savoir un peu plus, et des images sont apparues dans ma tête. J’ai alors vu, comme si c’était mon propre souvenir, la petite Myriam, âgée d’à peine deux ans, s’élancer dans la pente du parc. Elle riait de toutes ses dents, la petite Myriam, qui aimait tant filer à toute allure, sur ses petites gambettes. Elle riait tant et tant que, sans comprendre ni comment ni pourquoi, elle se retrouva à plat ventre, la bouche en sang. Puis je l’ai vue, quelques semaines et quelques mois plus tard, toujours tout sourire, avec une incisive joliment grisée. Une dent toute grise, pour qu’elle se rappelle qu’il faut lever les pieds en marchant, et regarder ce qu’on fait quand on court dans les bois. Et puis je l’ai vue encore un peu plus grande, avec de petits trous dans sa dentition : la petite Myriam devenait grande et commençait à perdre ses dents de lait. Et enfin, j’ai vu, comme des flashs, la dent grise en train de bouger, la langue de la petite fille qui jouait à la faire gigoter jusqu’à ce que pour finir cette dent tombe. Et que Myriam, consciencieusement, la dépose sous son oreiller.

Et c’était cette dent que j’avais sous la patte ! Cette dent qu’il fallait que j’emporte pour la remplacer par une piécette. Mais je voyais bien ce que signifiait cette dent grise pour cette petite fille : beaucoup plus que la perte d’une dent de lait. C’était un souvenir à part entière que cette dent, il me fallait la remplacer par une pluie de piécettes. Et je ne pouvais pas le faire seule.

Avant que l’aube ne se lève, j’ai couru demander de l’aide à mes amis les rats, beaucoup plus costauds que moi. Et je pris avec mois trois volontaires : le rat Arthur, le rat Merlin et le rat Dagobert. Ensemble, nous allâmes à ma cachette secrète en retirer un trésor de piécettes, que les rats mirent sur un traineau. Vite, il fallait faire vite avant que la famille ne se réveille ! Grâce à l’aide de mes compagnons, je suis arrivée à temps. Nous avons échangé les pièces contre la fameuse Dent Grise et nous sommes repartis sans bruit, juste avant que la lumière ne s’allume dans la cuisine. Il était moins une !

Une dernière fois, j’ai touché la dent, et j’ai vu la belle dent blanche qui allait repousser pour remplacer la grise. Il faudra en prendre grand soin, parce que cette nouvelle dent-là, Myriam la gardera toute la vie. Alors, petite fille, si tu m’entends, attention aux cailloux et aux poteaux quand tu cours, que tu fais de la trottinette, du vélo, de la planche à voile ou du saut en parachute.”

Mimi la petite souris descendit de l’estrade sous les murmures ébahis de ses congénères, qui savaient désormais qu’on pouvait compter sur leurs voisins les rats en cas de problème.

Sang contre sang

Arthur et Hugo sont plus que de simples amis. Ils ont chacun entaillé leur paume, se sont serrés la main, les yeux dans les yeux, longuement. Ils sont frères de sang. Dans la cour de l’immeuble, tout le monde le sait. Il ne faut pas embêter Arthur. Hugo ne le supporte pas. Et Hugo, personne n’a envie d’avoir affaire à lui.

Beaucoup sont jaloux. Arthur et Hugo sont les seuls à avoir un frère de sang. Nous autres on a écouté nos parents, entendu parler des maladies et tout ça. On fera pas comme eux, c’est dégoûtant. Pas mal  aimeraient bien, pourtant. Faire toutes les bêtises du monde avec un complice à jamais fidèle. Raconter ses secrets avec la certitude de n’être jamais trahi. Un frère de sang ne peut pas mentir ou faire du tort à son ami. Il souillerait son propre sang.

Moi, ça ne me fait rien. J’aime mes amies. Je ne leur ferai jamais de mal de toute ma vie. Et pourtant, on n’a pas mélangé nos sangs. On s’est juste dit chacune un secret tellement gros qu’on ne prendra jamais le risque d’amener les autres à le divulguer. Ça compte, non ? Alors pourquoi ils fanfaronnent tant, Arthur et Hugo ? Ils sont même pas vraiment frères en plus. Et leurs vrais frères, ils les aiment pas. Hugo leur met la tête dans les toilettes. Avant d’aller se trouver un frère dans la rue, ils pourraient être un peu plus sympa avec ceux qu’ils ont. Moi j’aimerais pas devenir la sœur d’une fille qui utilise la brosse à dents de sa petite sœur pour brosser le chien.

En fait, Hugo, le seul avec qui il est gentil, c’est Arthur. On dirait qu’il a même pas besoin de lui parler, ils restent ensemble, à l’écart de tout le monde, et personne n’ose voir ce qu’ils font. C’est dommage. Arthur, j’aimerais bien le connaître avec ses yeux verts. Les copines se moquent de moi parce qu’elles ont toues un amoureux, elles. Et moi, le seul qui me plaise, je peux pas lui parler à cause d’Hugo, parce qu’Hugo, il parle pas aux filles. Non, vraiment, les frères de sang, c’est nul.

Maman est de retour

J’entends des pas dans l’escalier. Je jette un œil à la pendule : C’est bien l’heure. Je me maudis de n’avoir pas vu le temps passer et je regarde autour de moi, paniqué. J’ai grosso modo une minute pour que ma chambre soit rangée, prendre ma douche et me sécher. Ouille. C’est mal parti. Tétanisé, je reste planté au milieu de ma chambre. Puis l’illumination me frappe. J’éteins la télé, balance quelque jeux sous mon lit et cours jusqu’à la cuisine. J’attrape en vitesse la soupe de lentilles et me rue aux toilettes. Lorsque la clé tourne dans la serrure, je gémis doucement, assis sur le trône, en me tenant le ventre à deux mains. Voilà qui devrait expliquer mon retard, la maison sale et la serviette de toilette encore sèche.