Fils de Vénus

Vénus, femme de la nuit et de l’amour, déesse en cuir, attend un enfant. Elle s’en serait bien passé, mais il est trop tard, et puisqu’il va être là, autant l’attendre patiemment.

Tard dans la nuit, Vénus met au monde un fils, un petit homme qu’elle va devoir apprendre à aimer, à qui elle est bien décidée à inculquer le respect. Celui-ci sera l’exception à la règle. Un “toutes des salopes sauf ma mère” inversé. Tous des salauds sauf mon fils, en quelque sorte.

Le fils de Vénus, enfant choyé, entouré, privilégié, grandit dans un monde un tout petit peu trop grand pour lui, mais en bon enfant, il ne s’en aperçoit pas.

Tard dans sa vie, le fils de Vénus comprendra les raisons qui ont poussé les bonnes gens à prendre soin de lui contre son gré. La morale rationnelle et bien intentionnée de ceux-là même qui ont explosé son univers un tout petit peu trop grand pour lui pour le propulser dans un monde standard dont il dépasse de tous les bords, poignant Alice moderne au masculin.

Une larme impossible à essuyer

Aujourd’hui, il y a si longtemps pourtant, c’est la première fois, terrible première fois. La première fois que par ma faute une larme roule sur ta joue. Stop, arrêt imposé pour une photo mentale : tellement belle cette larme sur ta joue lisse et rebondie. Elle laisse un sillon brillant au soleil, d’une iridescence rappelant la marque d’un minuscule escargot sur une céramique.

J’aimerais pouvoir tendre le bras, passer mon pouce sur ton visage et d’une caresse réparer le mal que je t’ai fait. Mais déjà tu détournes la tête, essuies d’un poing rageur la goutte qui trahit des sentiments que tu préférerais garder secrets. Tu t’éloignes, vaques à tes occupations pour m’offrir en sanction ton indifférence accusatrice.

Tes joues sont sèches depuis longtemps maintenant, tes yeux maintes fois rougis ne m’en tiennent pas rigueur et leur éclat éblouit sans effort le monde alentour. Mais quelque part, les soirs de solitude et de mélancolie, coule toujours derrière mes yeux cette larme que j’ai fait naître un jour par mégarde ou inadvertance, presque avec désinvolture.

Vertige

Bien assis à son pupitre, Louis est soudain pris de vertige. À tel point qu’il doit se retenir au banc de l’amphithéâtre pour ne pas tomber de son siège. Il écarquille les yeux, a du mal à garder la bouche fermée. Pour un peu, il aurait des hauts le cœur tellement ce vertige soudain l’a saisi violemment. Il relève la tête et regarde son professeur attentivement. Puis il se retourne et scrute les autres étudiants. Personne ne réagit. Tout semble normal. Serait-il donc le seul?

Louis reprend le fil du cours, son vertige le reprend. Il n’était pas préparé à cette avalanche de savoirs qui lui tombe en cascade dans le cerveau, il n’imaginait pas cela ainsi, il ne conçoit pas encore tout ce que ça veut dire. Par la porte entrouverte sur cette connaissance à portée de main, il sera happé et aspiré jusqu’à ce qu’il s’habitue tant bien que mal à cette sensation grisante et terrifiante.

Le chevalier des lavabos

Arrivé en retard comme toujours à la cérémonie d’intronisation, l’écuyer Tomas devint en gage d’avertissement le chevalier des lavabos. Armé d’un goupillon et de chiffons, il eut pour mission de ne jamais laisser s’engorger les éviers, lavabos, ni même les bidets. Au départ soulagé de ne pas avoir à surveiller un pont pour provoquer en duel chaque chevalier qui souhaitait le traverser, il profita un peu de sa condition reposante. Quand il était seul, il prenait des bains, taillait sa barbe, faisait des mimiques devant le miroir et se curait les ongles. Le temps passait, l’eau coulait, les toilettes se succédaient et Tomas trouvait son initiation plaisante à défaut d’être intéressante.

Puis vint la fuite. Le siphon bouché, bourré de touffes de poils et de cheveux gorgés d’eau ne remplit plus son office. L’eau, sans rien pour l’absorber, déborda de la vasque, du trop plein, pour éclabousser son armure. Il coupa l’eau et, n’ayant pas le courage de s’atteler à la tâche, s’assit à terre pour réfléchir à une manière de s’en sortir à moindre frais. C’est ainsi qu’on le trouva, incapable de faire le moindre mouvement pour se relever, mort de faim dans son armure rouillée.

Il était deux fois

Il était deux fois un petit garçon qui rêvait  d’un jour atteindre la lune. La première fois, il prit un bonbon magique qui le fit grandir, grandir jusqu’à passer la tête par-dessus les nuages. Il attendit la nuit et tendit la main pour cueillir l’astre de ses rêves. Il attrapa d’abord un satellite, se rendit compte de son erreur, et le remit délicatement en place. Il tendit la main plus loin, essayant de s’agrandir encore un peu. Mais aussi fort qu’il tentait, sa main n’atteignait jamais la lune. Alors le petit garçon reprit sa taille en pleurant toutes les larmes de son corps.

La deuxième fois il se propulsa à travers le ciel grâce à un canon ultra-puissant. Il était bien équipé et ne risquait pas grand chose avec son casque, sa combinaison spatiale à sa taille et ses réserves d’oxygène. Mais le petit garçon qui rêvassait parfois pendant ses leçons avait fait une petite erreur de calcul. Son canon le propulsa bien dans le ciel par-delà l’atmosphère terrestre, mais il n’atteignit jamais la lune. À l’heure qu’il est, je crois qu’il tourne encore en orbite autour de l’objet de sa convoitise. Ainsi donc, il ne sera jamais trois fois.