Ruelle des plaisirs

Dans ma petite tête, je l’appelais la ruelle des plaisirs. J’étais bien loin de savoir à quoi ça pouvait faire référence dans la tête des grandes personnes, je n’y ai repensé que bien plus tard, avec une grande pointe de nostalgie, et un petit sourire flottant. Dans cette ruelle, il y avait ma copine Manon, un petit chat errant miteux mais très câlin, et la boutique de bonbons. J’y passais autant d’heures que je le pouvais, en dépit de l’interdiction de ma mère. Elle ne voyait que la gadoue, les poubelles renversées, les passants trop peu nombreux et vraiment pas “recommandables”. Quand plus tard j’ai appris que c’était là qu’on vendait les poudres à rêver dans mon village, j’ai compris que sans le savoir, je lui avais trouvé un nom parfait. Ne manquaient au final que les prostituées, qui avaient été délogées avant ma naissance, encore heureux, d’après ma mère. Moi je comptais les puces sur le chat en très agréable compagnie, je racontais à Manon tout un tas de blagues qui la faisaient rire et je lui offrais des bonbons. De temps en temps, on montait chez elle, mais sa mère à elle ne m’aimait pas beaucoup. Je n’étais pas “du même monde” que sa fille, pas assez bien pour elle sûrement. Alors on restait le plus souvent dehors, assis sur des escaliers, dans quelques recoins pour que personne ne nous dérange, et on regardait passer les heures avant l’inévitable sermon de chacun de nos parents quand il se rendaient inévitablement compte qu’on leur avait encore menti.

Instants secrets

Toutes les semaines, dans le plus grand mystère, il s’éclipse et ne dit à personne où il va, ni ce qu’il fait. Ses parents le cherchent alors, souvent une bonne heure avant qu’il ne réapparaisse pour entendre l’inévitable leçon de morale. Mais toujours il recommence, de manière totalement imprévisible. La seule façon de savoir où il est serait de le garder sous clé ou au bout d’une ficelle, comme un ballon d’hélium.

Toujours ses parents essaient de lui arracher un mot, un indice sur ce qu’il faisait, où diable il avait bien pu partir. Menaces, chantage, larmes parfois. Rien n’y fait. Silence radio, les yeux vers le sol, il ne lâche rien. Le soir dans son lit, il s’autorise à confier à sa grenouille en peluche ce qu’il a fait pendant son heure de vagabondage.

La grenouille, muette, ne répétera rien. De toutes façons, elle ne voit rien d’extraordinaire dans les “aventures” du petit garçon. Il monte bêtement au grenier pour être seul, il s’assoit dans un coin et il s’invente des histoires. Il pourrait aussi bien le faire n’importe où. En plus, c’est même pas une bêtise. C’est même pas interdit, ce qu’il fait caché comme ça. Pour ce qu’elle en voit, c’est complètement stupide d’essuyer à chaque fois les colères parentales pour un truc autorisé.

Pauvre grenouille, elle ne comprend pas le goût du secret. La sensation de pouvoir tout faire et de ne faire que ce qu’on aime, là, caché de tous. La quasi-euphorie qu’il y a à savoir que tout le monde le cherche et peste alors qu’il est sage comme une image et n’a même pas quitté la maison. La sensation d’être pour une heure le maître de son univers. Et la fierté de ne jamais céder à la facilité en déballant son si petit secret.

Un élevage particulier

Gudule pousse la porte de l’échoppe. Le commerçant est réputé pour produire de bons élevages, et Gudule a besoin de spécimens hors norme. Son porte monnaie n’est pas bien lourd, mais elle a mis une bonne partie de ses économies pour avoir elle aussi son début d’élevage. Contre les trois quarts de sa monnaie, elle négocie l’achat de dix couples dressés pour revenir à leur cage tous les matins. Avec un peu de patience en prime, elle devrait, d’ici quelques semaines, avoir de quoi mener à bien son projet.

Car Gudule n’est pas une adolescente comme les autres. Quand les jeunes de son âge sont assoiffés de sang, indomptables et impliqués dans moult faits divers, Gudule est profondément dégoûtée par les moyens de survie limités à disposition de son espèce. Chasser, mordre ou sucer le sang de proies vivantes et conscientes pour garder sa vigueur et son énergie lui donne des hauts le coeur. À partir du moment où ses parents ont arrêté de lui préparer des poches toutes faites et qu’elle a dû voler de ses propres ailes, elle a d’abord voulu se laisser dépérir. Puis elle est allée chercher des informations sur les méthodes alternatives. Et elle est tombée sur un site épatant.

Elle a ainsi appris que les vampires n’avaient finalement besoin que de très faibles quantités de sang pour subvenir à leurs besoins. Un vampire étant quasiment immortel, le sang ingéré n’est utilisé que pour remettre à niveau sa vitalité. Donc en sous régime, un vampire peut presque hiberner. Ce qu’elle a commencé par faire. Puis elle s’est rendu compte qu’elle ratait une bonne partie de sa vie à dormir comme ça, et qu’elle pourrait au contraire faire un tas de choses intéressantes. L’apprentissage des métamorphoses et du vol de nuit par exemple la ravissaient littéralement. C’est alors qu’elle a projeté d’élever des moustiques.

Ceux-ci, dressés spécialement par Maître Kriek, piquent les humains pendant leur sommeil. Rien de traumatisant pour eux, qui y sont habitués dès leur plus jeune âge. Ensuite, ils sont éduqués pour suivre une piste olfactive qui les ramène dans la maison de leur propriétaire. À chaque couple son odeur, qui reste efficace pour tous leurs descendants. Une fois le couple acquis, la première chose à faire est de les faire se reproduire. Pour cela, tout le sang amassé est laissé à la femelle, qui pond ses oeufs. Une fois que les petits savent piquer et retrouver leur chemin, un choix s’opère. Un nombre de couples importants est gardé pour maintenir une reproduction. Le reste des moustiques, lorsque la surpopulation commence à se faire sentir, est centrifugé afin de fournir un verre de sang frais tous les matins à leur bienheureux détenteur. Ainsi, la population de moustiques reste régulée, Gudule garde une alimentation saine, et les horreurs de la chasse ne viennent plus perturber son sommeil.

Départ

Murmure inaudible à mon oreille, je ne peux déchiffrer ce que j’entends. Un malaise, une culpabilité inexpliquée et un sentiment d’urgence m’envahissent. Je ne dormais pas encore, mais me voilà bien réveillé. Je regarde partout autour de moi, plisse les yeux dans la pénombre pour essayer de trouver l’origine de cette sensation.

À côté de ma main, une silhouette de la taille d’une coccinelle s’agite. Je rapproche ma main pour la laisser m’escalader. Un homme minuscule, presque translucide et particulièrement mal en point m’escalade.

Billy?

Hochement de tête en réponse. La dernière fois que je l’ai vu, j’étais jeune lycéen. Je m’apprête cette nuit à passer ma dernière nuit dans la maison de mes parents, avant de partir faire mes études dans une nouvelle ville, d’avoir un nouveau chez-moi.

Billy, ça faisait longtemps… Je t’avais presque oublié, tu sais.

Faible bruit que j’interprête comme un acquiessement. sans le vouloir, je rougis. Et une vision s’impose à moi. L’image de ce tout petit homme, qui serait deux fois plus grand que moi, assis, plié sur le bord de mon lit, en train de me conter une histoire. Avant que la vision ne s’évanouisse, j’ai l’impression qu’une présence féminine lui était associée, mais je n’arrive pas à la saisir.

Tu as toujours été là, n’est-ce pas? Maintenant que je suis sur le point de tourner la page, je crois que je me souviens. Vous étiez quatre, ou peut être cinq, je ne me rappelle plus très bien. Vous vous occupiez de moi, vous me faisiez rire quand je n’étais qu’un enfant. Il me semble que je montais sur tes épaules, alors, mais à l’époque tu étais grand et fort.

Malgré sa taille, je vois un sourire grave sur son visage, ce qui le rend beau et triste à la fois. Je plonge dans mes souvenirs et me rappelle mon enfance solitaire, mon empressement à retrouver la sécurité de ma chambre et les aventures fantastiques que je vivais avec mes amis secrets. Je les abritais sans en parler à personne, et en échange ils m’occupaient des heures entières. Billy était mon préféré avec ses tours d’acrobate et sa force rassurante.

À le voir de plus prêt, j’ai l’impression qu’il reprend une certaine consistance.

Que veux-tu billy?

Cette fois, sa voix résonne à nouveau dans ma tête, comme à chaque fois.

Le moment que nous redoutions tous est arrivé, on dirait. Je suis le seul à le voir, les autres sont déjà partis depuis longtemps. Ce n’est pas plus mal après tout. Je voulais te dire au revoir. On avait bien conscience que tu ne pourrais te souvenir éternellement de nous, on savait que ce jour arriverait où l’appel de ta vie d’homme mettrait un point final à tout ce que nous avons vécu ensemble. Nous n’attendions rien en retour de ce que nous t’avons offert. va maintenant. Vis ta grande aventure en personne. Essaie de garder au fond de ton cœur la joie qu’on a partagé. Merci d’avoir finalement su te rappeler. Il est l’heure pour toi. Il est l’heure pour moi aussi. J’espère qu’un jour, le moment venu, tu nous présenteras à tes enfants.

Une larme coule sur son visage. Une larme coule sur mon visage.

Billy, pardon.

Les enfants qui grandissent n’ont pas à demander pardon. Vis, tout simplement. C’est le seul hommage que j’accepterai de toi.

Au revoir, Billy.

Adieu.

Massacre à l’agrafeuse

Elles sont toutes là, bien empilées, lisses et propres. Les deux cent pages de mon rapport qui ne demande plus qu’à être relié. À côté, l’objet du crime à venir. Une belle agrafeuse, de grande taille et dont le chargeur est rempli de grosses agrafes. Encore à côté, un enfant de dix ans désoeuvré et malicieux.

À peine vingt minutes plus tard, le forfait est commis. Des agrafes sont plantées de manière aléatoire sur toutes les pages, permettant l’obtention d’un bloc compact et solidaire, qui ne pourra en aucun cas être lu.