Quand vient le petit matin

L’aube est sur le point de se lever. La jeune mère s’apprête à border son petit fantôme, qui a bien profité de la nuit. Il est épuisé de toutes ses facéties et ne tardera pas à s’endormir profondément jusqu’à la tombée de la nuit. Il faut bien dire que ce petit fantôme, fils unique, était saltimbanque avant de passer de l’autre côté. Et donc il continue à s’entraîner au jonglage, aux acrobaties, aux farces qu’il apprenait à faire quand il n’était qu’un petit garçon ordinaire. Sauf qu’il a maintenant des possibilités, des idées, des capacités qu’il n’avait pas alors. Il teste de nouvelles choses; il arrive presque à traverser les murs d’un coup, sans rester coincé dans la cloison. Il a peaufiné son tour de prestidigitation, il peut maintenant subtiliser les bijoux de la maîtresse de maison sans la réveiller. Il n’a aucun problème pour jongler avec le feu, et n’a plus peur de rien. Mais ce dont il est le plus fier après cette journée, c’est d’arriver à léviter tout seul, sans que sa maman ne le tienne et ne le pousse vers le haut. Bien sûr il ne s’est élevé que d’une vingtaine de centimètres. Mais à partir de maintenant, il va faire des progrès et un nouveau monde va s’ouvrir à lui.

Épuisé, le petit fantôme n’entend même pas l’histoire que sa mère lui raconte, il s’endort d’un coup et rêve aux nouveaux exploits qu’il accomplira demain.

À ta place, je serais plus heureux

La porte est encore fermée. Pour la huitième fois, l’enfant passe devant, s’arrête, écoute. Rien. Il repart pour revenir dix minutes plus tard. Hésitation. Grattements sur la porte toujours close. Un temps. Grognements sourds de l’autre côté. Hésitation encore. L’enfant repart, incertain. Puis revient. Entrouvre la porte, se glisse dans la pénombre de la chambre.

“- Papa, tu ne viens pas?”

Vague bruissement dans le lit, grognement. L’enfant, mal à l’aise, se dandine d’un pied sur l’autre. Il se décide et ouvre les rideaux. La couette remonte plus haut sur l’oreiller. Un gros mot s’en échappe. Sur la pointe des pieds, l’enfant se rapproche du lit hostile, s’assoit sur le bord.

“- S’il te plaît, Papa, réveille-toi.

– Il est quelle heure?

– La grande aiguille est en bas, et la petite en haut.”

Soupir. La couette bouge encore un peu, une tête émerge, des bras attrapent l’enfant, le font sauter et rouler sur le lit. Rires, soulagement. L’enfant prend de l’assurance, profite quelques minutes de cette proximité adorée, et rompt le charme.

“- Pourquoi tu es triste en ce moment Papa?

– Mon ptit bonhomme, Papa a des soucis plus gros que toi, et je ne veux pas écraser tes petites épaules avec ça. Disons juste que si j’étais à ta place d’écolier insouciant, je serais bien plus heureux.

– Mais papa, l’école c’est pas très rigolo. La maîtresse me gronde parfois et les autres enfants se moquent parce que je n’ai pas de maman. Moi je m’en fiche tant que j’ai mon papa, mais je voudrais bien te voir rire, et que tu te lèves assez tôt pour m’amener à l’école. Si j’étais toi et que je puisse dormir toute la journée ou regarder la télé, je serais plus heureux moi aussi.”

L’enfant a l’air très grave, très sérieux. Du sérieux un peu comique qui fait fondre son père et le fait se sentir un peu coupable aussi. Sourire gêné. Les bras serrent l’enfant, le nichent contre le torse. Le nez aspire tant qu’il peut l’odeur des cheveux qui le chatouillent. Des larmes tombent en silence, cachées. Puis le petit paquet se met à gigoter, essayant de se libérer de l’étreinte qui s’éternise. Nouveau chahut. Rires, bataille de polochons. Rires encore. Figure épanouie de l’enfant, sourire éclatant. Cœurs qui s’allègent pour un temps. Course-poursuite jusqu’à la cuisine. L’enfant resplendit. Le regard de l’adulte s’assombrit devant la vaisselle propre, lavée par les petites mains agiles de l’enfant. Un bisou se pose délicatement en guise de merci sur le front de l’enfant. Aujourd’hui, la mélancolie, la tristesse et les tracas sont à l’écart.

Réveil nocturne

Psssst. Tu dors?

Réveillé en sursaut, je cherche des yeux d’où vient le son. Il me semble reconnaître cette voix qui résonne encore dans ma tête.

Qu’est-ce qui se passe? Il est quelle heure?

Instinctivement, j’avais pensé mes mots plutôt que de les dire à haute voix.

Tu veux connaître notre histoire?

Billy? Tu es revenu?

Il me semble que cela fait plus d’un an que le petit homme avait visité ma chambre, à tel point que malgré tous mes espoirs, j’avais fini par croire que j’avais rêvé.

Je ne suis jamais parti, tu sais. Nous vivons ici depuis aussi longtemps que toi.

Mais je ne t’ai jamais revu. Ni toi ni personne qui te ressemble. Tu as bien dit que vous étiez plusieurs? Tu es né ici? Tu as l’air plus vieux que moi pourtant… Tu me parais plus petit que la dernière fois aussi.

Et c’est vrai. Aussi bizarre que cela paraisse, il est vraiment plus petit que lors de sa première visite. Ce qui ne fait vraiment pas bien grand.

L’heure est grave. Nous allons disparaître, tu sais.

Papa passe trop souvent l’aspirateur?

Ne dis pas de bêtises. Nous avons toujours vécu avec un passage régulier d’aspirateurs, cela ne nous pose pas de problème. Tu ne me reconnais pas?

Je suis surpris qu’il me pose cette question. Je lui ai déjà dit que je l’avais vu la dernière fois. Que veux-t-il me dire?

Non. Ça ne nous étonne pas en même temps. Si tu te rappelais, nous n’aurions pas de problème, en fait. Tu ne peux pas voir les autres, ils sont dans état encore plus lamentable que moi. Je suis celui qui avait le plus de chances de réussir. La dernière fois, j’avais cru que… Mais finalement non, je m’en rends bien compte.

De quoi parles-tu? 

Je le vois s’asseoir, les épaules voûtées, sur le bord de mon oreiller.

On ne peut pas t’en vouloir, n’est-ce pas? Alors je suppose que tu veux vraiment connaître notre histoire, c’est bien cela?

Oui, bien sûr…

Tout a donc commencé quand tu es arrivé dans cette chambre. Tu ne t’en souviens pas?

J’étais trop petit, je crois. Je ne me souviens que de cette chambre, à vrai dire. 

C’est vrai que tu étais petit. Tu parlais à peine. Tu étais très solitaire comme enfant. Tu en as passé, du temps, dans cette chambre. Tu n’es pas resté seul bien longtemps, nous sommes arrivés dès que tu nous as appelés. Et nous ne sommes jamais partis. 

Je regarde Billy, bien certain de ne jamais l’avoir vu avant cette nuit, un an plus tôt. Il regarde les volets, angoissé. Se relève en toute hâte.

Il est l’heure, je ne peux rester plus longtemps.

Attends, Billy, enfin !

Mais c’est trop tard. À peine un clignement de paupières et l’oreiller est vide.

Je reviens bientôt. Dors avant qu’il ne fasse tout à fait jour.

Frustré, je cherche où il a bien pu passer. Me recouche avec mille précautions, même si je suis quasi-certain qu’il n’est vraiment plus là. Le temps que j’arrive à trouver à nouveau le sommeil et le réveil sonne, me rappelle à ma vie d’élève studieux.

Révolution de chiffons

“Je n’en peux plus de travailler comme ça pour finir par tournoyer dans l’eau jusqu’à la noyade !” C’est en ces termes que Chiff’, le chiffon à poussière se fit l’instigateur de la Révolution des Chiffons. Pour des conditions de travail décentes (un travail régulier et léger plutôt que des périodes sans fin d’inactivité suivant une charge de travail frisant l’esclavagisme), une reconnaissance de sa condition et un respect de son travail, il porta ses revendications devant le maître de la maison. Il cria qu’il en avait marre de vivre dans une porcherie et d’être le seul à toujours se salir. Il fut rapidement suivi par la serpillère, la brosse à dents et le balai-brosse des toilettes. Ensemble, ils firent front pour une meilleure répartition des tâches, un remplacement des effectifs dès les premiers signes de fatigue chronique, un aménagement du travail en cas de blessures graves, et le droit à des soins adaptés.

Le maître les écouta. Ils crurent avoir gain de cause. Ce n’était pour eux que le début d’un long chômage technique et d’une placardisation, le maître ayant fait remonter leurs revendications à ses associés. Il en a par ailleurs profité pour négocier un allègement significatif des tâches ménagères en leur nom, ce qui était particulièrement bienvenu pour lui. Ainsi la Révolution des Chiffons fut-elle récupérée pour le compte du maître. Leurs revendications ayant été détournées, on considéra qu’ils n’avaient plus de raisons de se plaindre et tout le monde les oublia.

Beaucoup de bruit pour rien

Cela fait des mois qu’il en entend parler et sa déception est à la hauteur des espérances qu’il avait. Pourquoi lui promettre tant et tant si au final il se retrouve aussi quelconque qu’avant? Il se serait contenté de la situation si personne ne lui avait dit à quel point la vie serait merveilleuse après LE changement.

Or LE changement est arrivé voici trois mois, et rien, pas une fille qui se retourne sur son passage, toujours les mêmes refus, il ne se sent pas plus grand ni plus fort ni plus viril qu’avant. La vie est toujours désespérément la même. Même ses amis masculins n’ont rien remarqué et continuent de le traiter affectueusement de petit. Sa mère lui fait encore de gros câlins quand il rentre de l’école, même s’il sait bien, lui, que ce n’est plus du tout de son âge… Son père ne lui a encore pas proposé de moments privilégiés “entre hommes”, maintenant qu’il en est un.

Non, décidément, cette histoire de premier poil, ce n’est vraiment qu’une arnaque…