À cause d’un chevreuil

“J’ai perdu ma virginité à cause d’un chevreuil. Dit comme ça, ça fait assez peu crédible, voire même assez ridicule. Excuse facile alors que pourtant, vu mon âge, je vous garantis que je n’en cherchais pas, d’excuse ! Mais je digresse. Je disais donc que j’ai perdu ma virginité à cause d’un chevreuil. Je rentrais de boite de nuit accompagnée et c’est moi qui conduisais. Le gars que j’avais dégotté me semblait un peu timide, un peu endormi ou un peu froid. Ou les trois à la fois. Je ne savais pas trop comment lui faire comprendre qu’il avait quelques bases de retard et qu’il serait temps pour lui, et pour moi , de s’activer un peu.

Alors que je tentais le tout pour le tout en posant ma main sur son genou, il m’a fait remarquer que le levier de vitesse n’était pas là. Je me tournai légèrement pour voir s’il était sérieux ou non quand il me dit de faire attention, qu’il y avait souvent du gibier à traverser dans ce coin et qu’il ne tenait pas vraiment à avoir un accident. Plus que refroidie, je repris la conduite, renfrognée. La tête ailleurs, je faisais mine de me concentrer. En réalité, il faut le dire, je cherchais le moyen de lui faire payer cet affront.

Comme vous vous en doutez, je fus surprise et vis trop tard une silhouette dans les phares de la voiture. Tout petit lapin perdu, immobilisé avant l’impact au milieu de la route. Je fis un brusque écart à gauche dans un ancestral et stupide réflexe pour l’éviter. Bien évidemment, je traversai d’un coup les deux voies de circulation et finis par m’encastrer dans un des arbres bordant la route sur la gauche. Le tout dans le hurlement des pneus et du trouillard assis à la place du mort. Après l’impact, tout ne fût plus que silence dans l’habitacle. J’en vins à penser qu’il l’était vraiment, mort. Je sortis de la voiture en état de choc et allai voir de son côté, pour constater les dégâts. Il ne bougeait vraiment plus, et vu sa tête, l’envie de lui faire du bouche à bouche m’avait subitement passé. J’étais en train de chercher mon téléphone pour appeler les secours quand je vis un sanglier traverser. Suivi de très près par ce qui ressemblait fort à un braconnier, armé d’un fusil à plus de deux heures du matin.

Chouette, il allait sûrement prendre les choses en main, me  dis-je intérieurement. Je pris ma plus belle tête de jeune fille en détresse et lui demandai de l’aide. Il avait l’air triste de laisser courir le sanglier mais s’empressa d’appeler les secours, vérifia l’état de santé de celui que je n’osais plus regarder, puis se retourna vers moi, me disant que vu la bête que j’avais laissé s’enfuir, je lui devais une grosse faveur. D’autant qu’il risquait gros si on le trouvait dans les parages. Je lui dis de filer, que je le rejoindrais plus tard, après toutes les formalités que l’accident allait occasionner.

En toute fin de nuit, je tins parole et le rejoignis dans sa demeure. Aussitôt, il me demanda de lui préparer un bœuf bourguignon, qu’il n’a jamais su cuisiner correctement, me disant qu’ensuite nous serions quittes. Horriblement vexée de sa proposition, je le poussai en éclatant d’un rire dément. Il trébucha, se prit les pieds dans le tapis, recula, essaya de reprendre l’équilibre et arrêta sa course à l’autre bout du salon, la tête traversée par le bois d’un chevreuil accroché au mur. C’était bien ma veine, voilà qu’il allait me lâcher aussi, celui-là ! Je pris son pouls, le détachai de son support et l’allongeai sur le lit. Où je pus constater qu’on ne m’avait pas menti. La rigidité cadavérique me permit de mettre enfin ma virginité derrière moi. Vous voyez bien, monsieur l’infirmier, que ce n’est pas de ma faute…”

Alors Laura, ton récit est sympa, on devine bien la folie de ton personnage, elle se dévoile au fur et à mesure, c’est assez bien amené. Par contre, faudra que tu penses à soigner les détails et la crédibilité de ton récit. Ta manière d’amener les nouveaux éléments (bien évidemment, comme vous vous en doutez) me laisse perplexe, mais pourquoi pas, si c’est ton style. En revanche, un rigor mortis aussi tôt après la mort, je n’y crois pas une seconde. Pour parvenir à la même chute, tu aurais pu nous parler d’un rouleau à pâtisserie, des bois du chevreuil, du fusil du chasseur servant de tuteur. Ou arguer qu’il n’était pas complètement mort, que ton personnage l’avait drogué au viagra, que ses tentatives pour se débattre amplifiaient les sensations. Non, vraiment, pour le rigor mortis et la fin un peu bâclée, je t’enlève six points. Tu feras mieux la prochaine fois.

Une vie à courir

Quittant pour un instant la route des yeux, je jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Aucune trace de la voiture qui me suit. Je sais pourtant qu’elle est là, tout près. Je profite de son absence pour effectuer un virage serré à gauche, et accélère pour creuser l’écart entre elle et moi. J’aperçois une ruelle à gauche. Pas le temps de réfléchir, de chercher à savoir où je suis, je fonce. Ils ne savent pas où je loge en ce moment. Je vais rejoindre ma planque en faisant de grands détours. Je roule tout droit pendant un bon moment, pour me repérer. Lorsque je m’approche du lieu, je change de direction de manière aléatoire. J’explique à mes neveux, à l’arrière de la voiture qu’une organisation me suit, que j’ai des dettes, qu’un jour ils me retrouveront. Ils ne comprennent pas très bien, mais si je ne disais rien, ils me prendraient pour un fou à faire des écarts, des excès de vitesse. Une course poursuite comme celle-ci nécessite qu’ils me fassent confiance, je ne peux me permettre de les entendre hurler de terreur, ça me déconcentrerait trop. Ils savent donc maintenant que ma conduite n’est pas folle, que si je gère la situation à ma manière tout ira bien pour nous tous. Ils me font vraiment confiance, je vois bien qu’ils ne mouftent pas. Tant mieux, je peux me concentrer et nous permettre d’arriver à destination.

Au bout de deux heures, je me permets de les déposer chez ma sœur, puis je repars en trombe, leur promettant à tous de revenir les voir bientôt. Toujours personne dans le rétroviseur. Je passe à l’orange pour ne laisser à personne l’opportunité de me rejoindre. Et là, je vois une citroën qui grille le feu rouge et me suit. C’est pas vrai, ils m’ont retrouvé ! Le pied au plancher, je repars de plus belle, ne mets plus aucun clignotant avant de changer de direction, je double, zigzague entre les voitures. Si ça continue je vais me faire repérer par les flics. Bon, personne d’autre que moi dans la voiture, je n’ai pas de scrupule à faire plus de vagues que tout à l’heure. Je détache ma ceinture au cas où je doive poursuivre ma route à pieds précipitamment. Après une demie heure de pilotage, je regarde où sont mes poursuivants. Tout est calme derrière moi. Fausse alerte, peut être ? Je continue plus prudemment, essaie de rejoindre ma planque. Je me rappelle bien n’avoir dit à personne où je logeais, surtout pas à ma sœur. S’ils l’interrogent, elle n’aura rien à dire. Aïe, mauvais plan. Ce n’est pas crédible. Je m’arrête près d’une cabine, lui téléphone rapidement pour lui donner une fausse adresse. Comme ça, elle pourra cracher le morceau sans éveiller de soupçons, et elle ne sera pas trop embêtée.

Pour finir, j’arrive enfin à destination. Je donne un faux nom au gérant du motel et vais m’enfermer dans ma chambre. Je vérifie bien entendu que tout est bon, et enfin, je me détends. Ils ne m’ont pas retrouvé, pas encore.

Un jour, j’aimerais changer de vie. Me poser un peu. J’y étais presque. Et puis j’ai déconné, et les gars d’en face ne sont vraiment pas contents. Cette course m’épuise, mais ai-je le choix ? Me rendre, c’est impossible. Après m’avoir fait payer, ils feront payer à ma famille. Ils finiront par les trouver, eux aussi. Mais d’abord ils me cherchent moi. Tant qu’ils n’ont pas ma piste, les autres sont tranquilles. Et donc, je cours. Mais ce soir, je pense que je suis en sécurité. Ils ne savent pas que je suis dans cette ville. Ils ne connaissent pas ma sœur finalement. Peut être que je pourrais rester un peu de temps chez elle. Quel repos que d’être chez une personne amie ! Oui, c’est ça, dès demain, je lui demande de m’héberger, le temps d’une semaine, recharger mes batteries.

Pour une fois, je dors bien. Je ne me réveille que trois fois, vérifie que tout est en ordre et me recouche. Seuls les bruits habituels des motels résonnent dans la chambre. Tout va bien. A l’aube, je me lève, me prépare, et repars. Direction : chez ma sœur. J’arrive vers neuf heures, tout le monde a l’air de dormir. Je vais faire un tour, je suis presque détendu. A onze heures, je sonne. Elle est surprise de me trouver là, mais bien sûr, aucun souci, je peux passer la semaine chez elle. Je la remercie, rentre vite, ferme la porte à clefs et vais m’installer dans le canapé. Un verre à la main, je savoure ma victoire.

Et puis je l’entends. Je fonce à la fenêtre, ferme à moitié les volets et scrute le ciel. Je ne le vois pas, mais il doit bien être là, vu le bruit qu’il fait. Ma sœur me demande ce qu’il se passe, je m’énerve. Où est donc cet hélicoptère ? Elle n’en voit pas, essaie de me convaincre que c’est sûrement le lave-linge qu’on entend, il n’est pas calé et résonne beaucoup en ce moment. Je repère le point dans le ciel, lui montre. Je lui dis d’amener mes neveux en lieu sûr, de ne pas rester là, l’endroit n’est pas fiable. Ainsi donc ils m’ont retrouvé… Très bien, si la partie s’arrête ici, je me dois au moins d’épargner ça à ma famille.

Je sors par la porte de derrière, longe les murs. Ma sœur me regarde partir, je vois bien qu’elle ne comprend pas. Elle ne sait pas tout, elle. Cela vaut mieux. La mort dans l’âme, je reprends ma course interrompue pour à peine quelques instants finalement. J’ai dû abandonner la voiture, elle est grillée maintenant. Méticuleusement, je vérifie toutes les voitures de la rue. J’en trouve une ouverte, m’engouffre dedans. C’est un vieux modèle, un de ceux que j’avais l’habitude de faucher quand j’étais jeune. Je n’ai pas perdu la main, elle démarre sous mes doigts.

Je n’entends plus l’hélico, je ne vois pas de voiture, j’en profite pour me faire la belle. Je m’autorise même le luxe de respecter le code de la route, faudrait quand même pas que je sois arrêté comme voleur de voiture, non…

Ma fuite m’obsède, je guette tous les carrefours, scrute le rétroviseur, observe même les piétons. Tout a l’air beaucoup trop calme. Ça sent le coup fourré à plein nez. Je m’arrête à la poste pour appeler ma sœur, lui demander si tout va bien de son côté. Ne pas rester plus d’une minute au cas où. Elle me dit que tout est normal, que personne n’est venu la voir, que je peux rentrer si je veux, que c’était sûrement une fausse alerte. Elle me demande où je suis. Quelle ruse ! Je ne vais pas me laisser avoir comme ça ! Je raccroche précipitamment, tout en fureur. Elle ose me prendre pour un tel imbécile ! Comme elle me connaît mal ! Elle croit peut être qu’elle va m’avoir, en me posant ce genre de questions, juste parce qu’elle est ma sœur et que ça fait naturel de s’inquiéter pour moi ? N’importe quoi !

Avant de remonter en voiture, j’achète le journal, pour savoir s’ils parlent de moi. Juste quelques lignes sur un homme d’une cinquantaine d’années, recherché par la police pour le vol de plusieurs voitures. Rien qui permette de m’identifier. Tour va bien de ce côté-là.

Je sors de l’agglomération, rejoins les routes de campagne et pense à passer la frontière. Sur la route en ligne droite qui s’étend devant moi, je vois un embouteillage. Le temps que je réalise que c’est un barrage, il y a déjà des voitures qui font la queue derrière moi. Au moment où je pense foncer dans le tas, j’entends une sirène. Ce n’est pas celle des flics. Une ambulance arrive en trombe, je soupire de soulagement. Lorsqu’une main gantée de blanc frappe à ma vitre, il est bien trop tard pour réagir.

Alors, les voilà, ils m’ont rattrapé. Ils ont pris le costume d’infirmiers, mais je sais bien que c’est eux. Lorsque les hommes en blanc me capturent, piquent une aiguille dans mon bras, je vois ma sœur à leurs côtés. J’entends confusément parler de troubles psychiatriques, je saisis dans une même phrase les mots « conduite irresponsable », « hélicoptère », « machine à laver », « mise en danger de la vie d’autrui ». Ainsi donc, elle était avec eux depuis le début.

Et puis je me sens partir. Je sais alors qu’ils ont gagné. Que je me réveillerai entre leurs mains, peu importe le déguisement derrière lequel ils se cachent. Que je devrai à nouveau faire semblant, leur faire croire que oui, je suis avec eux. Qu’ils pensent me guérir avec leurs grands mots et leurs poisons que je recrache toujours systématiquement. Ils vont essayer de me briser. Pour me faire payer. Mais ils ne m’auront jamais. Je sauverai les apparences, mais au fond de moi, je saurai toujours qui je suis, et surtout qui ils sont. Surtout, ne pas oublier d’y penser pendant que leurs drogues me dérobent. Jamais ils ne m’auront, jamais.

Retour (pas vers le futur)

Ça fait huit mois que je n’ai pas vu ma mère. La dernière fois, j’avais dû quitter la maison, rendre les clés et prendre ma maison sur mon dos. Pour une omelette aux lardons. Oui, c’est  ça, pour une omelette aux lardons. C’est fourbe, les lardons, quand même. Je vivais plutôt bien depuis, je m’étais fait une raison. Ouais, on va dire ça, je m’étais fait une raison, c’est plus pratique.

Toujours est-il que ça fait huit mois qu’on ne s’est pas vues. Et là, échange de textos –la classe pour reprendre contact au bout de huit mois, mais bon, on va pas chipoter-, je crois qu’elle s’en veut et je reviens la voir illico. Je m’imagine déjà, retour de la fille prodigue, effusions de larmes, embrassades à n’en plus finir, quelques excuses pour enterrer le tout et on passe à la suite. Bon d’accord, ça fait un peu trop. Disons, une conversation, quelques explications, des excuses pour enterrer le tout et on n’en parle plus. Ou même un mot d’excuse et on n’en parle plus. Ne soyons pas trop exigeante.

En sortant du train, je fouille le quai des yeux. Petite accélération cardiaque, je sens que j’ai du rouge aux joues. Tant pis, c’est l’occasion qui veut ça, je suis quand même pas à un défilé de mode. Je scrute le quai avec plus d’attentions. En vain. Les autres passagers descendus à ma gare sont partis, je suis seule sur le quai. Bah, je sais où est la maison. Je remets mon sac sur mon épaule et commence à rentrer. Un peu refroidie, mais qui sait, elle a peut être une bonne raison. Genre, une surprise pourrait m’attendre. Quand même pas avec des banderoles ni rien, mais elle est peut être en train de cuisiner un truc spécial et n’a pas vu l’heure passer. L’argument est bancal, mais vu mon état, ça pourrait passer, servi avec un sourire contrit et quelques excuses…

Devant la porte d’entrée, je prends une grande inspiration, je plaque un sourire sur mon visage (un peu figé, le sourire, mais je fais de mon mieux) je réajuste un peu ma tenue (pour moi, pour être plus assurée, pas pour lui faire plaisir, au point où j’en suis…) et puis je frappe. Je frappe avant que l’envie de faire demi-tour soit trop forte. Les dés sont jetés, tout va bien se passer. Tout va bien se passer, ce n’est pas ce qu’on dit aux filles avant de les dépuceler, aux chiens avant de les castrer, aux malades avant une opération des plus risquées? Avec une bonne dose d’auto-persuasion, ça peut marcher, tout va bien se passer. Après tout, c’est elle qui m’a dit que je lui manquais, pourquoi je m’en fais à ce point?

La porte s’ouvre. Elle est là. “Bonjour”. Euh, elle a dit bonjour, c’est tout. Qu’est ce que je réponds? Ah oui… “Euh… Bonjour”. Elle s’avance vers moi. Ah ça y est, elle va me prendre dans ses bras, ça va devenir moins bizarre comme situation! Elle me fait la bise. Soit. J’ai raté la première bise, un peu sous le choc, mais je me ressaisis pour la seconde. Elle me fait entrer. Je la suis et sens discrètement l’atmosphère. Ça ne sent pas du tout la cuisine. Bon, tant pis. Elle commence à parler, comme si de rien n’était. “Comment se passe la fac?” “Euh… bien” “La voisine a trouvé un nouveau boulot au fait, dans le coin” “Euh… cool” Complètement surréaliste comme situation, qu’est ce que je fous là? Je me dirige vers “ma” chambre pour y poser mon sac, mais elle m’arrête et m’explique que maintenant, elle et son nouveau copain dorment ici… “… plus pratique que de monter le lit deux places à l’étage, donc quand il vient on dort ici…” Dormir, dormir, mais oui, bien sûr! Et dans mon lit, en plus, si je viens de comprendre le sens de sa phrase… Auto-persuasion reviens avant que l’imagination visuelle rapplique ! Si je comprends vraiment bien, ça veut surtout dire que les deux chambres libres de la maison sont occupées soit par ma mère, soit par ma mère et son nouveau copain. Ok, pas de problème. Hors de question que je redorme dans mon lit après ce qui s’est potentiellement passé dedans. Beurk! Je monte d’un pas décidé (ou résigné, je sais plus trop faire la différence) vers le grenier, que j’avais par chance aménagé avant de partir. Et par chance (ou par anticipation, qui sait, peut être étais-je inconsciemment lucide) j’ai également un sac de couchage. Parfait, je vais pouvoir passer une bonne nuit.

Bon, il est temps de redescendre (Vraiment, je peux pas rester cachée dans le grenier? Pourquoi?). Je vais quand même jeter un coup d’oeil dans ce qui est était ma chambre. Je n’aurais pas dû. C’est maintenant un mélange de ma chambre, avec ma décoration, mais avec quelques photos de ma mère et de son copain, dans leurs différents voyages. En passant par le salon, j’ai aussi remarqué que certains de mes cadres décorent la pièce commune. Comme si ce n’étaient plus mes affaires. Je n’ai pas ma place ici, c’est complètement évident. J’attends demain pour repartir par le premier train, et en attendant, je n’ai qu’à me blinder, et à faire comme si de rien n’était.

Au rapport

L’officier Glub s’assoit devant son bureau, insère une feuille dans la machine à écrire et vérifie que sa tasse de café est encore chaude. Se relève pour la remplir de café chaud. Se rassoit devant la feuille blanche, prêt à rédiger son rapport. Et se demande comment diantre il va pouvoir expliquer la situation à ses supérieurs.

Sa mission sur Terre lui semblait d’une simplicité enfantine, il lui suffisait de s’accoupler avec une des créatures autochtones (qui, il est vrai, présentent de grandes similarités avec les habitants de l’astéroïde B612) un nombre suffisant de fois afin de déterminer si un croisement est envisageable entre leurs deux espèces.

Chez lui, cette mission aurait duré un mois tout au plus, mais ici, il est tombé sur quelques complications que son équipe de support technique n’avait pas envisagées. Certes, la détermination du sexe des individus a été chose relativement aisée, et Glub n’a abordé qu’une fois par erreur un jeune mâle  qui présentait pourtant plusieurs attributs qu’il aurait qualifié de féminin (longue chevelure, absence de pilosité sur le reste du corps, une peau douce, une voix légèrement aigüe et rire haut perché). Mais une fois le (ou plutôt la) bon partenaire en face de lui, tout a commencé à se gâter…

Tout d’abord, les terriens sont des gens compliqués. Même s’ils ont envie de copuler, ils feront comme si ce n’était pas le cas, comme si le fait de dire à une femelle « j’ai envie de mélanger nos gènes » était honteux… Dans ces conditions, Glub a eu quelques déboires avant de comprendre qu’il fallait faire croire aux femelles qu’il avait envie de tout sauf de sexe avec elles. Ces déboires incluant la neutralisation fortuite d’un Terrien par trop possessif. Un autre point bizarre, d’ailleurs, la notion de propriété qu’ont les terriens vis-à-vis de « leur » mâle ou de «  leur » femelle… Ce comportement de sexualité exclusive ne favorise aucunement les brassages génétiques, d’autant plus que la tendance majoritaire est l’accouplement au sein d’une même ethnie. Bizarre.

Ensuite, une fois que Glub a réussi à convaincre une ou plusieurs demoiselles de remplir sa mission, il s’est rendu compte que tout compte fait, recommencer rapidement avec la même femelle pour mettre toutes les chances de son côté n’était pas si facile. Alors même que les Terriens  paraissent si jaloux et possessifs, aucune femelle ne s’est montrée possessive envers lui. Au contraire. Après l’acte, elles sont parties, simplement, sans lui donner le moyen de les revoir, et une fois même en lui demandant une rétribution financière ! Etrange. Comment se forment donc les couples s’il n’est pas possible d’aborder n’importe quel individu, et si, une fois cet individu conquis, il ne reste pas… Très paradoxal.

Lorsque Glub commençait à se dire que sa mission était vouée à l’échec, il rencontra une fille, relativement jeune, qui accepta de se donner à lui plusieurs jours de suite. Il réussit enfin à voir une femelle pendant plus de deux mois, mais se demandait quand même quelle était la durée de leur cycle, puisque la demoiselle ne semblait pas enceinte. Il lui posa la question, ce qui engendra une crise de fou rire chez sa partenaire. Il apprit plus tard que les humains mettent la plupart du temps tout en œuvre pour éviter de procréer, malgré la dépense énergétique engendrée par la production de gamètes. Après une réunion au sommet avec son équipe de soutien technique, il a compris que la planète Terre était trop petite pour une reproduction exponentielle des humains, et surtout que comme les Hommes ne maîtrisaient pas encore les rudiments de la colonisation spatiale, ils devaient forcément limiter leur nombre de naissances. Il demanda alors à sa partenaire la  liste des modalités à remplir pour essayer plus activement d’avoir une descendance. Et il comprit que ce serait long… Très long, avant de pouvoir mener à bien sa mission.

D’abord l’entretien avec l’ascendance et les pairs de celle qu’il appelle maintenant sa « copine », puis l’acquisition d’un foyer commun, un point de théorie sur la pédagogie à appliquer quant à ce futur embryon… Elle lui a très clairement dit que cela se chiffrerait en années. Il a intégré cette notion, cela ne lui pose plus aucun problème, il espère que ses supérieurs comprendront.

Ce qui lui pose des problèmes, actuellement, ce sont plutôt les symptômes physiques qu’il commence à contracter, à chaque fois en présence de cette femme. Un mal de ventre affreux, le cœur qui s’emballe, quelques bouffées de chaleur. Il a bien l’impression que sa mission est compromise si elle lui a transmis une maladie, mais ce qui l’inquiète vraiment, c’est l’idée que ses supérieurs le rappellent à la base avant la fin.

Il doit réussir sa mission, il en est certain, ou mourir en essayant.

Nouveau message

Cela fait trois fois qu’il essaie de l’appeler, mais à chaque fois il est tombé sur sa messagerie. Pris de court, il a raccroché à chaque fois. Bien sûr, avant d’appeler, il repasse dans sa tête ce qu’il voudrait lui dire, mais quand il entend la petite voix dire à quiconque l’entend qu’il est bien sur la messagerie du 05 46 16 95 98, il panique, oublie tout ce qu’il a pu préparer et raccroche. Il n’est pas prêt.

Faisant les cent pas dans son studio, il envisage d’écrire son texte pour ne pas l’oublier, pour que ce soit construit, pour qu’il n’ait pas l’air stupide sur ce maudit répondeur. Oui, mais s’il arrive enfin à l’avoir en personne ? Il ne paraîtrait pas très spontané en lisant sa petite fiche. Il n’est plus sûr de rien maintenant. Est-ce vraiment une bonne idée de l’appeler ? Ne vaudrait-il pas mieux lui écrire une lettre ? Peut être après tout. Mais il voudrait quelque chose de plus… non, de moins formel qu’une simple lettre. Il voudrait vraiment lui parler, et entendre sa réaction au bout du fil. D’où son angoisse du répondeur. Et puis il doute. Est-ce vraiment une bonne idée ? Comment sera-t-il reçu ? Et s’il ne voulait pas entendre parler de lui ? S’il lui raccrochait au nez ? Et si c’était un mauvais numéro ? Après tout, son nom n’est pas donné sur le message automatique, peut être s’est-il trompé…

Il envisage un instant d’y aller en personne, de faire le voyage jusqu’à La Rochelle et d’attendre, mais il a tellement peur d’être rejeté ! Ce serait moins désagréable par téléphone, enfin, c’est ce qu’il se dit. Il n’en sait rien après tout.

Il se dit qu’il rappellera dans trois heures, ça lui laissera bien le temps d’être de nouveau disponible et de répondre, cette fois-ci. Oui, mais que faire pendant trois heures ? Il allume la télé, n’arrive pas à se concentrer sur l’émission de débat politique qu’il a l’habitude de regarder à cette heure et zappe sur le jeu de la une. Il s’absorbe dans des questions de culture générale plus ou moins intéressantes (Qui furent les disques d’or de l’année 1996 ? Combien y a t’il de coquillettes en moyenne dans un paquet de cinq cent grammes ? Qui a écrit Le Prince ? De combien de millimètres en moyenne poussent les cheveux en cinq ans ?). Il regarde sa montre. Dix minutes sont passées. Il s’allonge sur le canapé, tente de faire une sieste, se relève, essaie de rappeler mais raccroche à la deuxième sonnerie.

Il change d’avis, appelle son ami d’enfance et l’invite à passer l’après midi chez lui. Celui-ci accepte et arrive un quart d’heure plus tard. Alors le temps semble passer un peu plus vite, entre la console, les discussions animées sur la politique, la musique ou les voyages qu’ils aimeraient faire. Evidement, il n’aborde pas le sujet qui lui tient à cœur aujourd’hui, il sera toujours temps d’en parler un autre jour, quand il sera fixé. Au moment où son ami est sur le point de partir, il voudrait le retenir, lui demander son aide, mais il se tait. C’est à lui seul de gérer la situation, même si la boule qu’il a dans l’estomac depuis le début de l’après midi semble s’étendre à tout son ventre et remonter jusqu’à sa gorge.

Une fois seul, il se remet en mémoire ce qu’il a l’intention de dire, afin d’être sûr de lui quand il l’aura enfin au bout du fil. Il travaille son texte au cas où il tombe encore sur le répondeur. Il s’entraîne à parler dans le combiné et répète encore une fois avant de se lancer. Alors il s’assoit à son bureau, tape le numéro qu’il connaît maintenant par cœur, vérifie tous les chiffres pour s’assurer de ne pas faire un faux numéro, prend une grande inspiration, et lance l’appel. Après cinq sonneries, le répondeur lui répond, encore. Résigné, presque sûr de lui, il laisse son message.

Commence alors l’attente pendant laquelle il vérifiera que son portable ait assez de batterie, qu’il ne soit pas éteint, qu’il n’ait pas raté d’appel. Il décrochera toujours à la première sonnerie, et sera déçu lorsqu’il reconnaîtra la voix de son correspondant. Petit à petit, il s’efforcera d’oublier ses espoirs, se disant que son appel n’a pas reçu l’accueil escompté. Sa vie reprendra son cours, avec une nouvelle blessure qui mettra du temps à cicatriser. Il n’osera jamais rappeler, aura peur de s’imposer mais quelque part au fond de lui, il attendra toujours un appel particulier.

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Lorsque Madame Menard rentre chez elle ce soir là, son mari est encore en séminaire avec ses collègues pour le week-end. Elle pose ses clés sur le meuble de l’entrée, met en marche le répondeur et enlève ses chaussures avant de les ranger dans le dressing. Le premier message vient de sa mère qui veut prendre de ses nouvelles, elle la rappellera plus tard. Elle écoute plus attentivement le deuxième message, celui d’un jeune homme, d’après la voix, qu’elle ne connaît pas. Elle se fige. Remet le message en question en s’asseyant par terre.

« Bonjour, monsieur Menard, je m’appelle Simon Roussel et à priori, vous ne me connaissez pas, mais vous avez dû connaître ma mère, Manon Roussel. Je sais que vous la fréquentiez dans les années 1980, entre 1987 et 1989 et qu’elle vous a quitté sans vous donner d’explication. Je ne sais pas comment vous annoncer ça sur un répondeur, j’aurais préféré vous parler de vive voix, mais j’ai de bonnes raisons de penser que vous êtes mon père. Cela doit certainement vous paraître abrupt, mais je suis né le 21 décembre 1989 et je n’ai jamais connu mon père. Ma mère n’a rien voulu me dire alors j’ai mené une sorte d’enquête ces six derniers mois, et tout se recoupe. Bien sûr, je ne vous obligerai à rien, mais j’aimerais vous rencontrer. Si vous ne voulez pas entendre parler de moi, je pourrais le concevoir et je ne vous dérangerai plus. Mais si vous aussi souhaitiez faire connaissance, vous pouvez me joindre au 06 55 34 68 93. Je vous précise qu’il s’agit d’une démarche de ma part uniquement, ma mère ne sait rien de tout cela. J’espère avoir de vos nouvelles prochainement. Bonne soirée. »

Madame Menard, effondrée, se relève et reprend ses esprits. Elle-même n’a pas d’enfant, elle n’en a jamais voulu et son mari s’accommode très bien de cette situation, il n’en a pas réclamé. Mais elle prend tout de même peur. Elle ne peut imaginer un instant de voir sa vie chamboulée par un enfant de son mari et d’une autre. Elle n’a pas envie de voir son univers saccagé par la reconstitution d’une famille qui ne serait pas la sienne. Alors elle efface le message, se sert un verre de porto et va faire couler l’eau de son bain. Elle a mauvaise conscience, mais elle sait que sa décision est la bonne. Et sa mauvaise conscience finira par la quitter un jour ou l’autre.