Il prend l’enveloppe, qu’il n’a même pas ouverte, et la jette dans le feu. Le papier ne s’enflamme pas de suite. Adam hésite, mais au moment où il va pour reprendre la lettre, un coin en contact avec les braises rouges s’embrase. Il a peur de se brûler les doigts, et, pire encore, que sa polaire ne prenne feu. Il se recule et regarde l’enveloppe se consummer intégralement. Puis il attrape un tisonnier, éparpille les cendres et rajoute une bûche dans le foyer.
Cela fait, Adam prend le journal de la veille et poursuit sa lecture, entamée le matin et interrompue par sa journée de travail et un peu de tri dans le grenier. Il ne lisait jamais le journal du jour, toujours celui de la veille. Ça lui permettait de trier, finalement. De ne lire que deux types de nouvelles : celles dont il n’avait pas du tout entendu parler autour de lui, et celles pour lesquelles il avait besoin d’approfondissement après avoir entendu des bribes qui s’y rattachent. Et surtout, surtout, ça lui permettait de ne pas avoir d’avis, quand on lui en demandait un. Depuis qu’il a la trentaine environ, Adam considère qu’avoir un avis sur tout, tout le temps, est non seulement épuisant, mais également néfaste pour le cosmos, rien de moins. En se tenant au courant des nouvelles avec un léger décalage, il pouvait répondre, en toute sincérité “je ne sais pas de quoi tu parles, je préfère m’abstenir” quand on lui demandait son opinion. Et comme les nouvelles ont tendance à périmer très rapidement ou à prendre des proportions improbables tout aussi vite, sur les sujets qui lui importaient, il prenait le temps de rappeler ce qu’on en pensait quelques jours plus tôt. Ça redonnait un peu de perspective autour de lui.
Quand il a fini sa lecture, Adam repense à la lettre qu’il vient de brûler. Il aurait sûrement dû la lire. Au moins la mettre de côté avant de la jeter. Comme il met chaque matin son journal de côté pour le lendemain. Mais quand il a reconnu leurs écritures, à Juliette et lui, sur l’enveloppe, avec la mention “Juliette et Adam. À n’ouvrir qu’ensemble, à partir de juillet 2008”, il s’est rappelé confusément de quoi il s’agissait. Et sans Juliette, c’est bien trop dur ces souvenirs. Alors, sans réfléchir, il a jeté la lettre au feu, et c’est maintenant trop tard pour changer d’avis.
Adam, regarde l’heure, et, avec un soupir, commence à cuisiner. Pendant qu’il épluche et émince deux échalotes et trois gousses d’ail, il revient à ce matin de juillet, vingt-trois ans plus tôt.
Il a alors dix-neuf ans, Juliette dix-sept. Elle dort encore, sur son matelas par terre, alors il se penche et l’observe de loin, sans faire de bruit pour ne pas la réveiller. C’est elle qui avait insisté pour lui laisser son lit et dormir elle-même sur le matelas d’appoint. Ça lui rappelait les soirées pyjama de son enfance pas si lointaine, quand sa mère lui apprenait les lois de l’hospitalité et insistait pour qu’elle cède son lit aux invités. Elle avait gardé le pli, et Adam n’avait pas cherché à la contrarier.
Adam n’a alors aucune idée de l’heure, mais le soleil filtre déjà à travers les volets, et il sait qu’il ne se rendormira pas. Il se contente d’attendre le réveil de sa cousine, sans un bruit. Il se rappelle exactement le calme en lui en écoutant la respiration profonde de Juliette endormie. Il a dix-neuf ans et il la trouve si vulnérable dans son sommeil. C’est la première fois qu’il la voit ainsi. Vulnérable. L’instant passe. Juliette s’agite et puis s’éveille. Elle le regarde qui l’observe, elle grimace, tire la langue et lui jette son oreiller sur la tête. Adam proteste et rit. Il va ouvrir les volets et arrache la couette de Juliette au passage. Elle se lève vivement et commence à lui chatouiller les flancs. Il se défend, la chatouille en retour, exactement comme quand ils avaient sept et neuf ans. Elle lui attrape les poignets, il les tourne et, en forçant un peu, c’est maintenant lui qui lui tient fermement les mains. Son cœur bat la chamade. On dirait qu’il n’y a aucun autre bruit dans la chambre que ce cœur qui cogne dans sa poitrine. Ils se dévisagent longtemps, yeux dans les yeux, leurs bouches à une trentaine de centimètres l’une de l’autre. Adam relâche la pression sur les mains de Juliette et esquisse timidement le début d’un rapprochement, en penchant légèrement la tête sur la gauche. Juliette ne recule pas, elle étire ses lèvres en un grand sourire, éclatant, comme elle sait si bien les faire. Et puis sa tante Mina, la mère de Juliette, appelle depuis la cuisine en disant qu’il est plus que l’heure de venir prendre des pancakes. D’ici dix minutes, l’heure du petit déjeuner sera passée, et ils devront patienter jusqu’au midi.
Juliette, toujours souriante, prend Adam par la main et l’entraîne dans le couloir, tout en criant “on arrive” à l’adresse de sa mère. Adam n’a que peu d’appétit, mais il participe à la discussion avec son oncle Henri et sa tante Mina. Il scrute Juliette régulièrement, cherche à croiser son regard dans l’espoir de retrouver chez elle le même trouble que chez lui. En vain. Elle n’évite même pas son regard, ni ne rougit.
La journée se déroule comme souvent quand il passe les dix derniers jours de juillet chez sa cousine. Ils vont au lac le matin pour se baigner, tant qu’il ne fait pas trop chaud. L’après midi, ils regardent un film avec Oncle Henri (et celui-ci en profite un jour sur deux pour faire une sieste, tranquille). Puis ils jouent au rami avec Tante Mina. Le soir, ils dînent dehors, dans le jardin, puis ils vont faire une balade jusqu’au lavoir. Adam ne pense plus à l’incident jusqu’au moment de se coucher.
Adam revient au présent le temps d’épépiner des poivrons, de tout mettre à dorer dans une poêle avec une pointe d’huile d’olives, d’ajouter du riz, de laisser tout cela monter en température avant d’ajouter de l’eau bouillante. En touillant mécaniquement son repas, il retourne vingt-trois ans en arrière.
En rentrant dans la chambre de Juliette, Adam se sent nerveux. Il aimerait… Il ne sait pas vraiment ce qu’il aimerait en fait. Il connait sa cousine depuis sa naissance, ils ont toujours été proches, chacun enfant unique de son cercle familial. Ils sont comme frère et sœur chaque fois qu’ils se retrouvent, et voilà qu’il a le cœur qui tambourine et les mains moites. Juliette se comporte tout à fait naturellement, Adam est décontenancé. À voir sa tête, un grand dadais gêné comme jamais il n’a été gêné devant sa cousine, elle éclate de rire :
“ Je te propose un jeu, Adam”.
Intrigué, il demande lequel.
“Chacun écrit sur son bout de papier où il veut être dans dix ans, ce qu’il veut être ou faire, et avec qui il s’imagine partager son quotidien. On met tout ça dans une enveloppe, on la ferme, on la cache chez mes parents, et on l’ouvrira ensemble, dans dix ans.”
Adam accepte, Juliette sort de quoi écrire, et les voilà tous les deux concentrés sur leur demi-feuille A4 à grands carreaux. Juliette tire un peu la langue en écrivant, Adam ne le remarque même pas, tellement il est focalisé sur sa tâche.
Adam ne se rappelle plus vraiment ce qu’il a écrit sur cette feuille, il y a vingt-trois ans. Il pense qu’il avait parlé de colocation pour le partage du quotidien, mais il n’est plus sûr. Il sait seulement qu’il n’avait pas écrit “avec toi, Juliette”. Elle était si maline, Juliette, du haut de ses 17 ans. Avec son petit jeu, l’air de rien, elle l’avait fait réfléchir, et il avait compris que ce qui le troublait n’avait pas grand-chose à voir avec sa cousine. Ils n’étaient jamais revenus sur cette partie de chatouilles, ni sur le désir fugace d’Adam, ils avaient repris leur relation exactement comme avant. Deux cousin / cousine, très proches, qui peuvent discuter d’à peu près tout et se sentent bien moins seuls quand l’autre est là.
Il a eu plaisir à voir grandir Juliette, à la voir foncer dans la vie, faire ses choix et s’y tenir. C’était un sacré bout de femme, sa cousine ! Il était tellement fier d’elle… même s’il n’était pour rien dans ses réussites, il le savait bien. De son côté, il avait fait son petit bonhomme de chemin, lui aussi. Il avait poursuivi ses études universitaires, il avait fait un doctorat de sciences politiques et avait trouvé un poste dans un consulat à Wellington, en Nouvelle-Zélande. Avant de partir là-bas, il avait voulu faire une fête d’adieux, chez son oncle et sa tante (qui avaient la plus grande maison), avec ses parents, ses amis… Juliette devait venir aussi, elle rentrait exprès d’Égypte où elle effectuait une année de stage en archéologie. Elle a embarqué le 03 janvier 2004, peu après 4h du matin. Son avion s’est écrasé quelques minutes après le décollage. Il n’y au eu aucun survivant.
Adam essaie de manger son plat de riz, mais il a la gorge serrée. Même maintenant, il ne peut s’empêcher de penser que Juliette est morte à cause de lui. Parce qu’elle voulait revenir pour lui. Il n’est jamais parti au consulat, il a trouvé un poste à temps partiel aux ressources humaines d’une petite boîte d’agroalimentaire.
Même si son oncle et sa tante s’en défendent, Adam sait qu’ils ne peuvent s’empêcher de le tenir pour responsable, eux aussi. Il y a une ombre dans les yeux de sa tante Mina à chaque fois qu’elle voit Adam. Sa tante Mina qui venait de retrouver cette lettre en triant des affaires dans la maison. Elle l’avait aussitôt envoyée à Adam dans une enveloppe, avec un petit mot. Elle n’avait pas ouvert la lettre, bien sûr, mais elle était curieuse quand même. Chaque petit mystère que sa fille avait laissé derrière elle l’attendrissait. Malheureusement, il y en avait de moins en moins avec le temps. Adam devra lui expliquer qu’il a brûlé la lettre sans la lire, sur un coup de tête, parce que c’était trop douloureux pour lui de lire les rêves qu’elle avait pour 2008, une année qu’elle n’a jamais atteinte.