En deuils

Le deuil de toi, de ta présence, de tes sourires, du refuge de tes bras câlins, de ton corps, de tes caresses, de tes baisers, de tes yeux amoureux, de tes mimiques, de ton calme communicatif, et tant encore.

Le deuil de notre vie commune, entremêlement intime de nos deux vies.

Le deuil de nos projets.

Le deuil de la légèreté, de l’insouciance.

Le deuil de celle que j’étais.

Le deuil de mes capacités cognitives, de ma mémoire extraordinaire, de ma résistance au stress, de ma résilience.

Le deuil de mon métier-passion, pour lequel j’étais si douée.

Le deuil des relations sociales qui se sont fanées faute d’attentions ou qui ont été écrasées par ma gravité.

Le deuil de mes vacances, de mes étés chantants et dansants.

Le deuil de nos anniversaires, bulles de bonheur anticipé dans le calendrier.

Le deuil de la joie de l’Avent, de la chaleur des fêtes de fin d’année.

Le deuil du jardin qui ne sera jamais aussi beau que lorsque tu t’en occupais.

Le deuil du sentiment d’invincibilité, de ma foi sans faille en la vie, en l’avenir.

Le deuil de cette confiance inébranlable en moi.

Le deuil d’un monde sensé.

Le deuil de l’illusion de sécurité.

Le deuil de cette vie alternative, que je ne connaîtrai jamais mais que j’imagine souvent.

Le deuil de tout ce que je voulais vivre avec toi. Nos hauts, nos bas, la tendresse, l’amour. Et vieillir ensemble.

L’envie, le besoin, et ce que la vie nous apporte.

Je rêvais de liberté, de m’envoler, de voltiger au gré des vents. J’ai reçu toi en cadeau. Tu m’as ancrée, et mes racines, profondes et puissantes, se sont épanouies, entremêlées au tiennes, pendant que mes branches dansaient dans les tempêtes. Ensemble, avec des parpaings d’amour et de l’intimité comme mortier, nous avons construit un foyer, empli de chaleur. Et c’est exactement ce dont j’avais besoin.

Aujourd’hui, je rêve de connexions sincères, de rires et de joie. De créativité, de partage, de découvertes. De liens solides, d’authenticité, d’émulation. Mais j’ai aussi envie de liberté, de légèreté, d’errer, flotter dans la brise, survoler le monde sans m’y poser.

Alors j’attends, pleine d’envies… Demain me dira sûrement ce dont j’ai besoin ce matin.

Esquisses

À tâtons, les yeux fermés pour commencer, dessiner tes contours. Repasser encore et encore les traits les plus saillants. Gommer, décaler des lignes au fil du temps, au fil des mots. Tracer sans cesse, les arabesques et les aspérités, reporter méticuleusement chaque détail à sa place supposée pour dresser ton portrait. Portrait en perpétuel ajustement, simples points à relier, puis croquis évanescent, caricature parfois, enfin viennent les couleurs, aquarelle ou pastel, et voilà le portrait qui s’étoffe, s’affine et gagne peu à peu en consistance.

Ouvrir les yeux et tenter de te faire coïncider à ton image. Le faire assez tôt pour modifier l’image plutôt que toi. Ne surtout pas te gommer, te lisser, mais bien compléter ce portrait, quitte à y ajouter quelques tâches, quelques ratures, de la texture, du relief.

Et quand finalement tu disparais, garder l’image, l’observer sous tous les angles, la comparer avec les portraits que d’autres ont de toi, scruter ton environnement en quête de détails jusque-là inédits. Compléter mon dessin, inlassablement, l’animer du mieux que je peux, puisque c’est tout ce qu’il me reste de toi.

Plonger en moi et, contre toute attente, y découvrir l’esquisse de moi que tu avais tracée. Rayonnante, pétillante, sublimée par ton regard. Un peu plus tout que moi : plus belle, plus intelligente, plus forte, plus patiente, plus sereine… Je la remets très délicatement à sa place, en moi, et la conserve précieusement, pour ne surtout pas l’altérer. Pour ne pas te perdre à tout jamais. Pour ne pas me perdre à tout jamais.

La tendinite du cœur

À la suite d’une profonde blessure, d’une convalescence interminable, d’une souffrance répétée à l’infini, mon cœur a perdu son élasticité. Il s’est ankylosé à force de ne plus vouloir servir. Alors je le ménage, je supervise sans cesse l’intensité et la fréquence des émotions qu’il rencontre. Je m’habitue finalement aux amplitudes limitées, qui évitent les douleurs fulgurantes.

Je le mets au repos et j’essaie de le rééduquer, dans des cadres bien contrôlés. Je commence par les mots en cascade, des conversations tous azimuts ou des pages remplies de pensées en vrac, pour tourner et retourner les tourments, les polir et tenter de les réduire à l’acceptable. Ensuite, je regarde des films, des livres, des séries . Ces succédanés de réel que je peux refermer ou mettre en pause, dont je peux sauter les passages les plus intenses, les découper en petites portions. Et puis je me balade, à la recherche de souvenirs, de symboles. D’émotions déjà vécues, que j’apprivoise, que je convoque sur un lieu et un temps défini. Enfin je laisse venir les musiques, les chansons. Créées depuis la nuit des temps pour provoquer chez les auditeurs des émotions puissantes, morceaux de vie concentrés, divers et variés, ce sont les dernières étapes de mon long protocole de rééducation.

Puis, quand je pense maîtriser un peu tout ça, quand je peux voir “Les Noces Funèbres”, sentir le vent et le soleil sur ma peau en roulant à toute allure en vélo, chanter “les étoiles filantes” des cowboys fringants à tue-tête ou danser une valse avec mon chat, sans me liquéfier et sans trembler, je crois avoir enfin retrouvé de ma mobilité. Alors je me jette à l’eau, je sors de mon cocon, je vais m’y frotter, à la vie, la vraie.

Mon cœur réagit à sa façon. Lui qui avait repris confiance dans son environnement sécurisé, s’essaie tout d’un coup aux triples saltos. Faux mouvement immédiat, les calcifications se rappellent à lui en le cisaillant violemment, le voilà de nouveau déchiré. Alors je recommence, patiemment, pendant que mon cœur crie sa douleur. Les mots, les souvenirs, les chansons reviennent. Mon cœur s’apaise. Jusqu’au prochain essai.

Course d’obstacles

Chaque jour, une nouvelle course d’obstacle commence avec la dépression. Où elle comme moi déplaçons des barrières, construisons des digues, ajoutons des chausses-trappes sur le trajet de l’autre, pour gagner quelques mètres sur le chemin qui mène au sommeil.

Insidieuse, elle peuple mes nuits de cauchemars. Je réplique en tissant des liens avec tout ce qui vit, ce qui câline, ce qui réconforte, ce qui ronronne, ce qui pépie, ce qui sourit, ce qui apaise, ce qui stimule, ce qui émeut. Fragiles fils de soie ou solides cordes à nœuds pour m’élever un peu.

Elle me cloue sur une chaise, déverse des informations ad nauseam dans mon cerveau. Au prix d’un immense effort, je crée, tout ce que je peux. Je fabrique des fragments de beau, de poésie pour en emplir de petits bouts de monde.

Je prends un peu d’avance en arpentant le jardin, mangeant les fruits sur place, cuisinant la fraîcheur en délices. Sans prévenir, la voilà qui m’envoie la mort en souvenirs. Des salves de douleur, de panique, et pour finir, le gouffre.

J’accuse le coup, débranche volontairement mon cerveau pour laisser passer la tempête. Elle ne me laisse pas de répit et accumule charge sur charge sur mon mental. Entremêlant l’urgent, l’important, l’inutile, l’agaçant, elle me laisse dans un océan-magma de découragement. Je m’enfonce, au bord de la noyade.

J’appelle à l’aide, j’attrape les mains tendues. Puis je retrousse mes manches et j’avance, petit projet par petit projet. Elle ne s’avoue pas vaincue, elle embrouille mes idées, voile mes souvenirs, dérobe toute notion du temps. La suivant sur son terrain, j’invoque sans relâche un sourire, une main sur moi, un regard empli d’amour.

Pour ne jamais la laisser gagner la bataille de la mémoire, j’écris, je note, je transcris tout ce que je peux. Les souvenirs, les sensations, les sentiments jusqu’aux plus fugaces. Les listes de minuscules accomplissements érigés en barricades contre l’oubli dévorant et ce présent vide de sens qui s’étire à l’infini.

Revancharde, elle pointe avec cruauté toutes les nouvelles premières fois que je vis, toutes celles qui me restent encore à vivre. Elle déploie sous mes yeux l’intolérable vie future qui m’attend sans mon amoureux, et tous les futurs qui sont partis avec lui. Tel le petit Poucet, je sème symbole sur symbole pour jalonner cette route, la rendre plus acceptable puisqu’il faudra bien que je l’emprunte ou que j’en meure.

Quand je la sens trop forte, sur le point de me submerger, je me condense, me roule en boule en moi-même, sans trop savoir si elle gagne ou si je résiste encore. J’essaie de rester intacte, incandescente pour passer la nuit, me rallumer au matin.

Et démarrer une nouvelle course.