Vivre avec

Des heures, des jours, des semaines, des mois ont passé. Sans toi. Avec le temps, la douleur reste là, bien présente. Toujours autant de journées où il est insupportable que le soleil se lève. Sans toi.

On s’habitue. Pas à ton absence, non. Comment s’habituer à cette absence lancinante ? On s’habitue à la douleur. On s’habitue aux tremblements de corps intempestifs. On garde le cap pendant le gros de la tempête. On s’habitue à la gorge qui se serre, aux larmes à fleur de paupières. On s’habitue au sternum qui coince, nouvelle limitation dans la collection des tensions de ce corps qui vit.

Et on essaie la joie par dessus la douleur, on essaie le calme par dessus la douleur, on essaie les accomplissements, la fierté par dessus la douleur. On essaie d’être heureux, par dessus cette douleur.

Comme un nouvel état de fait, la vie après un coup d’éclat. Comme on apprend à vivre après une amputation. Vivre avec ce membre fantôme qui nous taraude. Vivre au présent avec les souvenirs de la vie d’avant. Trouver d’autres chemins, d’autres rites, d’autres constructions. Et toujours cette douleur, qui nous accompagne, et qui déjà, fait partie de nos vies.

Bille de flipper

TW : mort, deuil, manque.

Le manque. Tous ces moments où tu n’es pas là. Ces premières fois dans ma vie sans toi. Reprendre une par une toutes les choses que je savais faire avant et m’écrouler sous le poids de cette non-matière. Ton absence.

La culpabilité. Et si. Et si. Ces mots qui me déchirent la tête et le cœur sitôt mis en pensées. Et si j’avais appelé plus tôt. Et si tu m’avais écoutée. Et si j’avais reconnu les signes. Et si j’avais réussi à te ramener. Et si…

Le traumatisme. La chute. La détresse. L’espoir, l’urgence, l’angoisse. Ces quatre vingt dix minutes d’images, de sons, d’odeurs. Cinq mille quatre cent secondes et des brouettes qui tournent et tournent et tournent encore, débarquent à l’improviste et puis s’incrustent.

L’impuissance. L’amour, immense, intense. Comme un raz de marée quand j’ai compris que la Mort était venue te cueillir. Mais qui n’a pas suffi. Qui n’a pas suffi.

Le manque. Des milliers de souvenirs d’une vie heureuse, d’une vie radieuse, d’une vie merveilleuse. Ton sourire qui flotte dans la maison. Ton fantôme derrière chacun de mes pas, à qui je parle, à qui j’écris si souvent mais qui ne me répond pas.

Le traumatisme. Tressaillir au bruit des sirènes, à la vue d’une ambulance. En alerte quand quelqu’un fait un malaise, trébuche, perd l’équilibre, bégaie, crie. À chaque semblant de rupture dans le déroulé normal des événements.

Le désespoir. Le gouffre de cette vie insupportable devant moi. Cette réalité impossible à appréhender qui frappe et frappe encore pour se faire entendre, martèle mon corps à coups de masse. Le faisant éclater en sanglots sous la force des impacts.

Le manque. Les nouveautés, la beauté, l’humour, les projets, la fierté, les accomplissements de cette vie que je ne peux plus partager avec toi. Ces mini-découvertes enthousiasmantes qui me font me retourner vers toi, le néant en réponse qui me coupe net dans mon élan.

L’impuissance. Tous les médecins ou ambulanciers à qui je parle qui me répètent que j’ai tout fait comme il fallait. Que tous les gestes ont été effectués au plus tôt, que toutes les chances étaient de ton côté. Grâce à moi. Mais ça n’a pas suffi. Ça n’a pas suffi.

Le manque. Tes bras qui ne me serrent plus. La chair à vif de ne plus être touchée par toi. Le cœur à fleur de peau à force de se frotter à cette vie rugueuse, sans le filtre de ton amour entre le monde et moi.

Le manque, le traumatisme, l’impuissance, la culpabilité, Le désespoir. Le manque. L’impuissance. Le traumatisme. Le manque. Le manque. Le manque. Le manque.

Mosaïque

Ma vie. Éparpillée à mes pieds comme une céramique explosée au sol. Un oiseau de porcelaine. Éclaté en plein vol.

Des bouts de vie, tranchants, mêlés à la terre dans un ensemble incohérent, aux couleurs vives et parfois mal assorties.

De doux souvenirs aiguisés comme des rasoirs. Des routines rutilantes. Des projets devenus puzzles. De la poussière d’amour, partout ; minuscules esquilles qui volent au vent et s’infiltrent dans le moindre interstice. D’infimes regrets, petites billes de verre, polis d’avoir été tournés et retournés en tous sens.

Lentement, l’un après l’autre, il me faut ramasser ces éclats de vie. Les réassembler en un tableau plus grand que l’original. Les apparier avec soin. Les lier un à un dans un mortier de rires et de larmes. Trouver une harmonie qui m’échappe totalement quand je ne vois qu’un gâchis insensé, les restes d’un immense bonheur fracassé si violemment.

N’en oublier aucun. Surtout ne rien oublier. Porter les souvenirs de nos deux vies entremêlées dans mon seul cœur. Qui déborde jour après jour, larme après larme, de trop d’amour, de trop de vide, de trop de vie.

Espérer, peut-être. Qu’après des mois, des années de ce travail fastidieux, tortueux, il en sorte une mosaïque. Modeste ou grandiose. Complète, enfin.

La vie

Ça pique quand on s’y frotte un peu. Ça gratte et ça colle, ça poisse et ça tiraille. Ça s’ajuste mal, ça coince aux entournures.

Ça déborde sans sommation. Tourbillons de sensations, minuscules abrasions sur la chair à vif.

La vie. Hors de la ouate. Les gens. Les contacts. Les mots. Les images. Les sons. Les odeurs. Carapace arrachée. À vif. Pensées en pagaille. Assaillie. Par la vie. Piqûre après piqûre. Se réhabituer. À la vie.

Chemin faisant

Un pas après l’autre, le paysage se transforme sous mes yeux. Lentement. Subtilement. À doux à-coups. Je cherche la beauté d’une côte presque sauvage. Je cherche les couleurs du monde dans des landes de bruyère. Je cherche mon chemin dans les sentiers qui serpentent. Je cherche l’horizon au détour d’une pointe. Et, sans me chercher, je me trouve.

Un pas après l’autre, je tire délicatement sur le fil de mes pensées qui sinuent. Je délie sans forcer les nœuds qui s’y sont formés, jour après jour, mois après mois, année après année, faute d’entretien. Au gré des virages, des lignes droites, des collines, des escarpements, des pentes, des boucles, les rouages s’ajustent. La machine se remet enfin à fonctionner. J’avance, bien plus loin que ne me mènent mes pas. J’avance, sur le chemin, sur mon chemin.