Si j’étais un homme

Si j’étais un homme, il est probable que, petit garçon, j’ai grandi absolument certain de mon importance, bercé par le regard admiratif de ma mère.  Qui serais-je devenu dans ces conditions ? Où seraient passées ma rage et ma soif de justice ? Quelle détermination aurais-je eu à avancer malgré tout, à me tenir bien droit face à l’adversité ? Comment aurais-je développé mon empathie, formidable outil capable de prévoir les colères maternelles, de reconnaître les attentes de mes interlocuteurs et de m’adapter façon caméléon à toute situation ? Quelle culpabilité dévorante aurais-je ressenti à voir mes sœurs brimées pendant qu’on me traitait en petit prince ? Aurais-je eu seulement conscience de mes privilèges ?

Si j’étais un homme, je n’aurais peut-être pas été rappelé à mon physique aussi souvent. Je n’aurais pas gardé les yeux baissés dans la rue, toujours conscient des regards dans mon dos, me concentrant sur ma démarche pour ne pas balancer des hanches parce qu’à dix ans des gamins trouvaient drôle de comparer ma manière de marcher à celle d’une catin. Je ne serais peut-être pas à l’affût de toute situation anormale, quel que soit mon environnement; un bruit de pas précipités, une voix tendue, un silence pesant ne m’inquiéteraient pas plus que de raison. Ou peut-être que si, au contraire. Avec en tête l’image d’un justicier toujours prêt à s’interposer pour sauver une demoiselle en détresse, peut-être serais-je déjà dans une boîte, un couteau planté dans le ventre pour avoir cru que j’étais plus fort qu’une arme blanche.

Si j’étais un homme, dresserais-je si haut mes envies, le regard défiant quiconque de commenter la fréquence ou la qualité de mes relations ?  Sans personne pour me traiter de pute pour des amours légères, aurais-je couché autant, juste pour dire “merde” aux jugements de celles qui voulaient me garder en laisse ? Si j’étais plus libre de mes actes, sûr de mon bon droit, porterais-je ma liberté comme un étendard, ruant des quatre fers à l’entrée de chaque cage, fut-elle confortable ou séduisante ?  Un doute m’assaille : au masculin, trouverais-je un partenaire quand le désir me prend ou subirais-je mille frustrations ?

Si j’étais un homme, aurais-je le courage, la force de me faire une place dans le monde ? Aurais-je besoin d’occuper tant d’espace, de parler si fort, de rire en exutoire ? Pourrais-je être aussi franc, direct ou insistant, sans passer pour un connard, si j’appartenais déjà à la classe dominante ? Ne serais-je pas tenté de m’effacer pour compenser les excès de mon genre, m’excuser inconsciemment du comportement de certains de mes semblables ?

Au final, est-ce que j’aurais osé me comporter en homme si j’en avais vraiment été un ?

Extases collatérales

État second. Quand la musique, les mots, la voix, le phrasé s’accordent pour faire résonner les tripes et hérisser les poils sur la nuque, qui remercier ? Quand ça fourmille dans le ventre et que ça transporte le cœur, peut-on parler de flirt musical ? Quand un parfait inconnu nous fait vibrer quasiment sur commande, ne devient-il pas intime ?

De compilations naïves enregistrées sur cassettes audio en playlists partagées, la recette se transmet à chaque génération. Se dévoiler un peu dans l’espoir d’émouvoir ou de toucher l’autre. Tenter de procurer des sensations que l’on a nous-mêmes éprouvées en se servant du talent de tierces personnes plus douées que nous. La prise de risque et l’énergie investie peuvent rapporter gros. Comment ne pas se sentir lié à la personne à qui l’on doit des extases régulières, fussent-elles auditives ? Même si ces ressentis restent souvent inexprimables, faute de mots adaptés, les partager nous rapproche. Et si les murs Facebook ont remplacé les tables des lycées et les murs des cités, la même vague de gratitude me soulève quand un amant, un ami, un voisin, un collègue, une simple connaissance ou un total inconnu me permet de diversifier mes sources de plaisir.

Il nous restera ça

La recette des bugnes et des pets de nonnes rangée dans mon classeur de recettes. Un cahier de mots croisés force 3-4 que tu n’auras jamais ouvert et que je n’ai pas eu le courage d’entamer. Ta photo souriante sur le bord de mon bureau. Ton inébranlable foi en l’amitié, les regrets pour la famille qui se déchire et part à la dérive. Un très joli service à thé, un pot à eau kitschissime, une poubelle de table un peu vieillotte, un contrat prévoyance. Un garage plein de meubles à récupérer, qui habilleront ma nouvelle maison et repartiront pour un cycle de vie. L’envie de te parler de ma vie, de te faire quelques blagues auxquelles tu aurais ri discrètement, faisant semblant d’être choquée – si tu t’étais vue si austère dans ton cercueil, arrangée comme un parrain de la mafia, je te jure que tu aurais ri. Le goût du Pastis et les boites d’apéro. La paix retrouvée après avoir abandonné la bataille, te sachant entourée, une dernière fois. L’approbation muette ou l’incompréhension face au brouhaha de la vie qui dérape. Une collection de poupées, souvenirs de vos nombreux voyages. La soif d’indépendance, la force tranquille, et puis la solitude face à tes deuils en cascade. Les assiettes remplies et re-remplies pour témoigner de ton amour, toi qui n’as jamais beaucoup usé des mots. Les billets glissés dans les boîtes de chocolat, pour nous rappeler qu’aussi grands qu’on soit, on n’est jamais pour toi que des gamins. L’image de ta poitrine découverte dans cette chambre d’hôpital, l’impuissance face à ce corps qui trahit et refuse d’obéir, puis la tranquille indifférence face à ces tracas matériels quand tu as senti qu’enfin c’était à ton tour de tirer ta révérence. Le courage de mener à bien ce qui doit l’être, de manière très pragmatique, sans chercher à savoir ce qui “se fait” ou pas. Le timbre de ta voix, un haussement d’épaules, le menton marshmallow que nous partageons déjà. Quelques chansons qui me font rire et pleurer à la fois, tant elles me font penser à toi. La gratitude envers cet employé des pompes funèbres qui a su ramener la solennité et te rendre à nouveau familière pour nous, au milieu de cette étrange journée où il me semblait qu’on parlait d’une grand-mère de conte de fées. L’envie furieuse de taper à la machine ou au clavier. Il nous restera ça. De toute une vie, il me restera ces souvenirs qui rejaillissent à l’improviste. L’impression de comprendre enfin ce que j’avais déjà entendu mille fois. Même si tu es morte, tu ne m’as pas quittée. Je partage encore ce quotidien à distance, cette relation en pointillés. Il me restera toi, dans un coin de mon cœur ou perchée sur mon épaule, pleine de sérénité en me regardant m’épanouir.

Friend zone

Ça y est. Il a réussi. Il est entré dans la friend zone. Il ne saurait dire exactement quand, mais après des efforts acharnés, des portes claquées, des paroles jetées à la tête et au vent, les voilà enfin amis. Non pas qu’il faille passer des tests et subir des épreuves insurmontables pour cela. Mais elle a soufflé le froid et le chaud, montré les dents et rué dans les brancards quand il avait affirmé trop tôt une connivence que seul le temps peut instaurer.

En partageant ses projets, en le voyant avancer, fourmi tenace, vers ses objectifs, elle se rappelle pourquoi elle avait tenté un petit pas vers lui, après l’orage mais avant que les heures et les rancœurs ne puissent balayer les fondations de cette amitié. Elle est infiniment heureuse qu’il lui ait tendu la main en retour. De leurs confrontations sont nées quelques belles inspirations, petites perles qui demeurent et témoignent de ce que, fugacement, ils furent.

Reste ce lien qui se tresse au jour le jour, mêlé d’enthousiasme, de profond respect, d’encouragements. Il la tire vers le haut, stimule sans cesse son imagination ankylosée. Il lui montre des possibles oubliés, réveille quelques ambitions et lui redonne le goût de la création. Elle admire son esprit et sa volonté, se réjouit sincèrement pour chaque petit rien ou succès éclatant qui pourrait faire son bonheur, tente de partager ses douleurs dans la mesure de ses moyens. Elle est là, à ses côtés, apprivoisée et sereine, curieuse de découvrir ce qu’ils ont encore à vivre ensemble. Et terriblement fière de pouvoir le compter parmi ses amis.

Peurs contre peurs

Je n’ai pas peur de mourir déchiquetée, éparpillée sur les pavés de la République ou ensevelie dans un couloir de métro. Pas peur que ma vie se suspende au fil d’un téléphone m’annonçant qu’une balle s’est perdue dans le cœur de mon amoureux au retour du travail. Ni que mon frère, dans son bar parisien, ne craigne pour sa vie au point de trembler à chaque demi servi, n’en perde sa verve ou n’en oublie les recettes de ses cocktails.

Je ne crains pas les terroristes plus que je n’ai peur d’un crabe importun qui choisirait mon sein comme garde-manger, d’un AVC qui volerait à jamais le rire ou l’esprit de mon compagnon ou d’un chauffard qui cueillerait dans un rond-point mon frangin sur son scooter.

Je n’ai pas peur de l’horreur brute, explosive, spectaculaire. Elle en fait trop, ça ne prend pas.

Mais je pleure devant les barrages qui cèdent les uns après les autres sous la déferlante émotionnelle. Je pleure devant la haine qui prend ses aises au bistrot, dans l’hémicycle ou à la télé et tabasse encore une fois cet Autre qui ne pourra jamais assez montrer patte blanche.

J’ai peur des barbelés qui égratignent et aveuglent l’humanité. Peur que les bougies tremblotantes au pied des monuments ne s’éteignent sous le vent des Rafales ou n’embrasent la bêtise crasse en un bûcher bien vite érigé. Je crains que certains, pieds et poings déliés par l’urgence, n’en profitent pour revenir à des pages de notre Histoire que nous avions tournées sans les effacer. J’ai peur que ce nouveau baobab médiatique n’occulte la horde de soucis grondants qui, livrés à eux-mêmes, finiront par engloutir nos forêts.

Et contre ces peurs, je me sens terriblement petite, goutte d’eau parmi des millions à contre-courant.