Conte de l’Avent – Comment Joe le cha(t)foin estourbit un canard poilu dans la géode chatoyante – 18 –

Pour avoir le début de l’histoire, c’est ici.

Le filet se rétracta vivement comme un tentacule blessé, puis se resserra, tournant autour de l’empathie. Joe continua, patiemment, ronronnant, à griffer métaphoriquement la matière noire, sans abîmer les émotions du jeune Pierre-Henri.

À l’autre bout de la géode, le canaroïde s’éveilla, ouvrit des yeux violets scintillants et, pour la première fois de son existence animale, il s’envola. Il avait un vol pataud mais puissant ; comme ses poils lui tombaient devant les yeux, il zigzaguait, évitant au dernier moment les colonnes de saphir qui se dressaient sur son chemin. Dans une dernière voltige, il fondit sur Joe dans les bras du Pierre-Henri chevelu, bec en avant.

Joe, concentré sur sa délicate tâche, ne le sentit que quelques secondes avant l’impact. Ouvrant grands les yeux, feulant et crachant de surprise, il sauta toutes griffes dehors et attrapa le canard poilu en plein vol.

Conte de l’Avent – Comment Joe le cha(t)foin estourbit un canard poilu dans la géode chatoyante – 14 –

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Joe s’approcha des trois hommes en humant l’air, mais ils n’avaient pas d’odeur particulière, seul flottait le parfum de Pierre-Henri dans la géode.
Arrivé à la hauteur de l’homme malade, Joe le toucha du bout de la patte, appuyant doucement sur sa chaussure. Aussitôt, celui-ci s’anima. Il marcha laborieusement vers Joe, qui recula précipitamment, continua dans la géode, un pas à la fois, le regard fixé sur son objectif. Joe comprit qu’il allait vers le canard, et courut aussi vite qu’il le pouvait sur la pierre glissante pour le protéger. Aucun changement n’était notable chez son ami.

Quand l’homme se tint devant eux, il était épuisé, une pellicule de sueur que l’on devinait glacée sur le visage. Il n’y avait aucune hostilité en lui, uniquement de la détermination. Il tendit la main, caressa Joe avec tendresse et souleva Pierre-Henri, le regard empli de nostalgie. Circonspect, Joe l’observait fixement. Puis l’homme parla à l’oreille de Pierre-Henri : “L’un de nous deux doit mourir, mon vieux. On ne peut pas s’éparpiller dans deux corps comme ça. Il faut choisir si on veut avoir la moindre chance d’un avenir.”

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“Joe, tu me dois un service avant Noël. L’heure est venue de remplir ton contrat. Tu vas accompagner Pierre-Henri dans la géode, et tu vas affronter ses démons pour lui. Son corps actuel a atteint ses limites, il ne reprendra pas une vie consciente. Sa vie intérieure est très riche mais il est déboussolé, tiraillé. Je ne peux pas l’aider directement, je ne peux pas défaire le travail d’une collègue. Mais toi, que j’ai façonné, tu vas le sortir de là.

Si tu remplis ta part du contrat, tu retrouves ton ami et vous évoluez tous les deux vers une nouvelle vie. Si tu réussis, je gagne un duel contre La Tigrée qui s’éternise depuis trois siècles. Et j’évolue également en Samantha L’étoilée, ce qui me permettrait de me faire payer en âmes perdues et en liqueurs au lieu de n’accepter que des promesses…
Si tu échoues, je ne peux malheureusement pas te dire ce qu’il adviendra de vous. Mais si tu refuses, je n’oublierai pas la statue…”.

Joe hocha la tête et accepta le défi. Aussitôt, Samantha rétrécit les deux animaux jusqu’à ce qu’ils aient la taille d’une noisette et les transféra dans la géode.


Un chat sur les genoux

Un chat sur les genoux et les priorités sont repensées. Le lait n’est pas vraiment en train de brûler, il peut attendre encore quelques minutes. Le travail n’est pas si important s’il ne peut être fait sans bouger de là. La soif n’est pas si intense, la canicule est passée depuis un bon moment. Le téléphone qui sonne est trop loin pour décrocher, mais le répondeur est fonctionnel. La vessie n’est pas si pleine, la vaisselle pas si sale, le salon pas si froid. Le ronron satisfait ne durera pas si longtemps, le félin bientôt se lassera et s’en ira. En attendant, s’il faut caresser avec les mains en gardant les genoux bien immobiles pour prolonger l’instant de grâce, ce n’est pas très cher payé.

La cage dorée

Gavroche n’est pas mort sur les barricades. Il aurait peut-être dû. Cueilli dans la fleur de l’âge, dans ses rêves récurrents il n’a pas eu le temps de vieillir. De faire des compromis.  De vivre.

Gavroche a plutôt bien fini. Il a pris sa vie en mains, après cette seconde chance inespérée. Un réveil anonyme à l’hospice, une longue convalescence, aucun proche sur qui compter, tout à réinventer. Avec sa gouaille habituelle, il a embrassé une nouvelle carrière. Il a ouvert un orphelinat, organisant des spectacles auprès des grands de Paris et du monde pour récolter des fonds. Il ne laisse personne sur le pavé. Si un gamin est assez dégourdi pour le trouver, il trouvera toujours un toit et un minimum à manger, au moins de quoi se remettre en selle et se sortir d’un mauvais pas. Il est assez fier de lui, de tout ce qu’il a accompli depuis le temps des combines des Thénardier.

Il aurait pu s’habituer à cette nouvelle vie. Se détendre, un peu. Profiter de la vie, de ses deux grandes filles adoptives, des amis qui le soutiennent et égaient son existence depuis deux décennies. Souvent, il y parvient. Mais reste au fond de lui un malaise larvé, indéfini, qui le ronge les soirs d’automne ou dans l’aube estivale. Toujours accompagné d’un sentiment de culpabilité qui lui enserre le cœur : lui qui a enfin tout pour être heureux, ne peut-il pas jouir pleinement de sa prospérité ?

Gavroche n’a pas oublié d’où il vient. Il se rappelle le ventre vide, les taloches, la rue qui ne pardonne rien, l’incertitude constante : est-ce que j’existerai encore demain ? Mais dans ses souvenirs, toute cette période était heureuse. Un bonheur sincère dans la misère. L’insouciance volée à chaque fois que l’occasion se présente. La fierté de se tenir debout, envers et contre tout ; et faire la nique à la mort, en rigolant plus fort que le malheur ne gronde. Il n’avait rien à perdre, alors, et tout à arracher à la vie pour se construire un présent où nicher.

Le voilà enfin, le grand Gavroche dans son nid, incapable d’apprécier son bonheur. Il s’accroche à ce nid, à ce destin qu’il s’est construit à force de sueur et de bagou. Il en est responsable, il a peur qu’on le réduise à néant. Sans savoir qui serait ce “on”. Cela fait longtemps que Gavroche ne sait plus vraiment qui est son adversaire ni d’où vient le danger. Il sait dans sa chair, dans le nom de ses amis partis trop jeunes, dans le regard de ceux qui sont restés dans la galère, que tout est éphémère, qu’à plus ou moins longue échéance, il ne restera rien de son existence. Il attend la catastrophe qui lui reprendra tout ce à quoi il tient, il l’imagine sous toutes ses formes, et ça l’épuise.

Il en vient à regretter tout bas sa vie de misérable. Il n’avait pas le temps de se poser de questions, dans l’adversité on ne peut vivre qu’au présent et il n’en était pas mécontent. Il garde ses pensées pour lui, Gavroche. Personne ne comprendrait. Il ne peut pas se plaindre : qui l’écouterait sans l’envier ? Même à lui seul, il ne peut s’avouer ses regrets sans être hanté par ceux qui sont restés sur le carreau, malgré tout ses efforts pour les aider. Sans avoir l’impression de trahir le mioche débrouillard qui se démenait comme un beau diable pour garder la tête hors de l’eau. Qui se moquait de tout parce qu’il ne possédait rien. Qui était tellement intense dans ses joies, ses peines, ses colères, parce qu’elles ne duraient jamais longtemps. Qui chantait sous les tirs de la garde nationale, dansant une gigue avec la Mort, parce qu’elle n’avait que lui à emmener et qu’il ne s’aimait pas assez pour avoir peur.

Alors Gavroche travaille chaque jour à être heureux dans sa vie d’adulte. Même s’il ne sait pas toujours comment faire, il essaie de raviver les rires autour de lui, il cherche la beauté, la poésie, il donne toute la chaleur qu’il peut trouver. Il se frotte à ses semblables pour emplir son cœur d’amour. Parce qu’il faut entretenir le feu qui couve dans les braises. Pour ne pas s’éteindre de l’intérieur. Pour tous ces morceaux de bonheur qui lui fondent dessus et qu’il a terriblement peur de gâcher.