Que du feu

La confiance. Après tout ce temps sans voir, ce qui me pose encore le plus de problèmes, c’est la confiance. Bien-voyante, j’aurais imaginé que c’est la frustration qui aurait été la plus terrible. Ne plus voir la pleine lune, immense et rousse dans le brouillard. Ne plus remarquer le vol des papillons dans le buddleia au bord du chemin. Passer à côté des arcs-en-ciel, des étoiles filantes, des levers de soleil sur la campagne givrée, du ballet des étourneaux dans un ciel orageux. N’avoir que mes mains pour apprécier la courbe d’une fesse, un gourmand creux de l’aine, une pomme d’Adam qui gigote.

Bien sûr, j’ai longtemps pleuré sur ces ténèbres sans fin, cette poésie envolée quand ma deuxième rétine s’est décollée. Mais comme la nuit, je rêve en couleurs, j’atteins dans les ombres ce que mes yeux me refusent en plein jour. Il me suffit de fermer les paupières pour qu’enfin le rideau se lève.

Et puis j’ai senti mille autres merveilles quotidiennes, sens amplifiés par la nouvelle répartition de mes aires cérébrales. Les odeurs en particulier m’enchantent. L’odeur du pain frais sorti du four, l’odeur de miel et d’humus de mon chat quand il passe la journée dehors, celle du citronnier en fleurs quand la brise se lève avec la rosée. Toutes ces odeurs que j’appréciais déjà mais qui se parent de nuances insoupçonnées. Les caresses aussi sont fantastiques. Plus intenses. Dorénavant, chaque caresse est nouvelle, unique, imprévisible. Un délice frissonnant.

Vraiment, ce qui me manque le plus depuis ces années, c’est la confiance. Pas tant en moi, en mon corps, en mes sens, en mes gestes. J’ai réappris à me mouvoir, les bleus sont estompés, je suis plutôt fière de mes réflexes. Plus que tout, accorder ma confiance reste délicat. Du temps où je voyais, je fonçais et par défaut, je choisissais de croire les personnes autours de moi. J’apprenais la méfiance au coup par coup, mais je ne retenais jamais vraiment la leçon. Aujourd’hui, je hais cette confiance en mon prochain.  Cette confiance forcée, parce qu’obligatoire. Pour chaque aide demandée, je combats le cynisme en moi et j’écarte tous les scénarios catastrophe, toutes les blagues que j’aurais voulu faire si quelqu’un d’aussi vulnérable passait à ma portée. J’ai quelques techniques (et de très bonnes technologies !) pour m’assurer que je me dirige vers le bon port. Les techniques ont toutefois leurs limites. Personne ne dit, de but en blanc, à une aveugle que sa tenue est horrible, que les pois jaunes et les rayures rouges ne vont pas ensemble. Qu’elle a un bout de persil coincé entre les dents. Que ses nouvelles boucles d’oreilles ressemblent furieusement à des pénis. Que ce soit pour la nourriture ou les compliments, vous êtes obligés d’avaler ce qu’on vous sert quand vous n’avez plus vos yeux. Avec, en toile de fond, la petite croyance rassurante : on ne s’en prendrait quand même pas à une aveugle, si ?

Au bout du tunnel

13 mars

Aujourd’hui, j’ai fait la vaisselle. Et pour la première fois, j’ai aimé ça. Plonger mes mains dans l’eau chaude en traversant l’épaisse couche de mousse, faire crisser mes doigts sur le verre ou la porcelaine, emprisonner l’air sous l’eau et sentir sa poussée. Passé le premier dégoût de toucher les restes détrempés accrochés à la casserole, j’ai pris plaisir à rendre leur propreté à mes assiettes, mes plats et surtout, mes verres. Observer l’eau qui s’enfuit des parois selon des motifs tarabiscotés en les posant sur l’égouttoir après les avoir rincés à l’eau brûlante. Observer d’un œil juvénile les arcs en ciel qui apparaissent sur les multiples bulles de savon. Écouter le glougloutement de la bassine qui se vide. Faire place nette en rinçant l’évier, dont je remarque à nouveau la brillance.

Aujourd’hui, j’ai fait la vaisselle. Et rien d’autre qui ne mérite d’être noté. Pas d’autre émerveillement, pas de colère, pas de tristesse. Seulement cette vaisselle, qui m’a pris vingt minutes dans l’après-midi et qui m’a éblouie de bonheurs simples.

Couvée 2017

Le printemps s’éclipse sous le soleil caniculaire. Après avoir construit le nid, couvé les œufs, patiemment, j’ai attendu que les coquilles se fendillent pour voir émerger de petites têtes fripées et complètement nues. Les jours, pluvieux, venteux ou ensoleillés, se sont succédés jusqu’à ce que les corps frêles se musclent et se parent d’un élégant plumage d’ébène, à peine ébouriffés encore. Les petits ont piaillé, mangé, dormi. Quelques larmes silencieuses et stupéfaites ont coulé quand Cliquet est tombé du nid un jour de grand vent et s’est écrasé au pied de l’arbre, d’où il a vite été emporté par une belette.

Au fur et à mesure que les jours ont rallongé, le nid s’est retrouvé bien plein, encombré de ces quatre grands oiseaux, trépignant à l’idée d’enfin prendre leur envol. Il a fallu en ramener, des vers et des limaces, pour calmer leur féroce appétit. Et puis, chaque soir, leur apprendre toute la théorie du vol. Comment s’élancer, sans peur et sans filet, dès la première fois. Comment ouvrir les ailes et s’appuyer ainsi sur l’air. Nous leur avons tout appris des loopings, piqués ou vols planés. Ils ont étudié avec grand sérieux les accélérations, les tempêtes, le calme plat, le freinage d’urgence, les courants aériens. Ils savent exactement où chercher de l’eau et de la nourriture et comment construire leur propre nid. Ils ont appris à repérer les rapaces et les chats, à esquiver les attaques, voire même à riposter si besoin. Ils connaissent tout cela sur le bout des plumes et pourtant, ils ne savent rien de rien. Ils n’ont rien vécu, bien à l’abri dans notre nid de brindilles.

Déjà, les deux plus grands sont partis. D’ici quelques semaines, le nid sera vide, et si les oisillons ne reviennent pas, nous ne saurons jamais si c’est parce qu’ils sont déjà morts ou trop heureux dans un ailleurs lointain pour donner des nouvelles. Une vie terrible et formidable les attend, dont nous ne saurons finalement rien. Trêve de rêveries. Il est temps de bâtir un nouveau nid pour la couvée 2018, qui sera certainement aussi turbulente et attachante que celle-ci, et qui, elle aussi, nous arrachera un bout de cœur en s’envolant à tire-d’aile.

Le problème d’Aladin

Aladdin le gredin a épousé la belle Jasmine, fille de sultan au caractère bien trempé. Il garde en souvenir la lampe qui abrite le génie à qui il doit sa chance, mais il la cache pour n’être pas tenté d’y recourir encore. Aladdin s’est autoproclamé heureux et il refuse d’améliorer encore sa condition. Où s’arrêter quand absolument tout est à portée de main ?

Aladdin, devenu immensément riche, apprécie à nouveau les gestes qui faisaient son quotidien de pauvre gamin. Pétrir le pain avec sa mère, déguster simplement une tomate qui a poussé dans le potager, recoudre un pantalon troué au genou. Fabriquer lui-même des meubles avec les moyens du bord. Parce qu’il peut le faire. Parce qu’il pourrait ne pas le faire, mais qu’il préfère s’en charger lui-même.

Jasmine se moque gentiment de ses lubies, demande parfois à participer, elle qui a toujours eu du monde pour travailler à sa place. Elle trouve cela exotique et mignon. Lui trouve ça indispensable. Une histoire de racines, un certain goût de l’effort, le signe incontestable de sa liberté. Mais son beau-père n’est pas du même avis. Aussi heureux qu’il ait été de marier sa fille à un nouveau riche, il déteste ses comportements d’ancien pauvre et refuse de voir ses petits-enfants éduqués de la sorte.

Un soir, Aladdin confie à Jasmine qu’il n’a pas perdu la géniale lampe, contrairement à ce qu’il avait toujours soutenu, mais qu’il redoute de s’en servir. Jasmine le comprend et n’insiste pas. Le lendemain, comme à l’accoutumée, elle passe le palais en revue, mais cela lui prend un peu plus de temps que prévu. Lorsque tombe la nuit, elle ouvre par hasard un petit cagibi poussiéreux, au cinquième étage de l’aile sud-est, qui ne contient que de vieux vêtements et une lampe terne posée sur une commode de bois vermoulu. Par un concours de circonstances incroyable, la lampe se retrouve projetée dans le tas de vieilles nippes. En voulant rattraper sa maladresse, Jasmine frotte la lampe sur une jambe de pantalon crasseux avant de reposer la relique sur la commode. Après une vingtaine de secondes en apnée, elle s’apprête à tourner les talons, résignée, quand un mince filet de fumée s’échappe de la lampe.

Une bonne minute plus tard, le nuage de fumée s’est assemblé en un génie qui l’informe, d’une voix rauque, qu’elle est sa nouvelle maîtresse et que ses désirs seront des ordres. Jouant la stupéfaction à la perfection, Jasmine s’empourpre et bafouille, prenant soin de ne pas penser trop fort. Disposant de toutes les richesses depuis son plus jeune âge, jouissant d’un pouvoir immense en tant qu’héritière du sultanat de son père maintenant qu’elle est enfin mariée, Jasmine n’est pas cupide, ni stupide. Mais elle n’a pas non plus les scrupules de son gredin de mari, terrorisé à l’idée de devenir un pur oisif s’il pouvait tout avoir d’une simple pensée, ou de se laisser submerger par les demandes incessantes de ses nouveaux sujets.

Même si elle y a réfléchi toute la nuit, elle hésite et prend le temps de la réflexion. Elle ne peut ressusciter les morts, elle restera donc orpheline de mère. Elle ne veut pas attirer les soupçons d’Aladdin, qui doit tout ignorer de son expédition. Elle se cantonnera à un seul et unique souhait, qui n’aura rien de matériel. Le génie s’impatiente, il est plutôt habitué à susciter une folle exubérance. Jasmine ferme les yeux et inspire. Elle ne prononce pas un mot mais une image mentale, tenant lieu de feuille de route. Le génie fronce les sourcils et se concentre, puis finit par acquiescer.

À partir de demain, elle se réveillera dans un monde où chaque humain, peu importe son âge, son sexe, la couleur de sa peau, la richesse de ses parents ou ses idées, aura réellement les mêmes droits et les mêmes chances que tous les autres. Un monde où l’idée même d’une discrimination n’a jamais existé. Incapable d’appréhender pleinement ce à quoi ressemblerait ce monde, Jasmine exulte. Que de surprises en perspectives !

Bore out

La Mort s’ennuyait depuis quelques années. Tout ce travail répétitif, cela l’épuisait, alors, petit à petit, elle y accordait moins d’importance. Il faut dire que les premiers temps, elle s’était vraiment appliquée. Elle choisissait avec soin les personnes qu’elle venait chercher. Elle soignait la mise en scène. Personnalisée à chaque fois. Elle s’impliquait, connaissait la biographie de ses passagers, était d’une ponctualité à toute épreuve.

Et tout ça pour quoi ? Quelques très rares mercis et une peur de plus en plus tangible. L’humanité prenait un malin plaisir à la défier, à esquiver ses rendez-vous. Cela l’avait amusée, au début, comme un chat s’amuse à chasser la souris. Puis elle s’était lassée : à la fin, elle gagnait toujours, alors à quoi bon ? Presque plus personne ne se préparait pour elle, et ce mépris croissant la peinait.

Pour mettre un terme à la déprime qui la guette, La Mort a décidé de jouer aux fléchettes. Elle choisit à l’avance une cible et lance ses piques à distance, s’entraînant avec plus ou moins de réussite à viser. Pour l’instant ce n’est pas tout à fait ça : elle touche le plus souvent à côté. Mais ils sont tellement nombreux, elle ne rentre jamais bredouille. Les humains ne voient pas la différence : ils ont toujours cru qu’elle était aveugle et arbitraire, elle leur donne raison. Et, pour chaque flèche lancée, elle perçoit le soulagement, la colère et la culpabilité de ses cibles ratées, avec une touche d’angoisse latente : la prochaine fois sera peut-être la bonne.