Sans regard fixe

La tête rentrée dans les épaules, j’avance à pas pressés. Mécaniquement, je balaie la rue du regard. Scrute chaque passant dans les yeux, soutiens son regard une seconde avant de passer au suivant. Je ne cherche pas à retenir les sourires que m’inspirent parfois les visages un instant croisés. Ils prennent place sur mes lèvres avant de s’évanouir comme ils sont venus. Au hasard de leurs pérégrinations, mes yeux papillons quelquefois se posent au sol.

Bonjour.

Le regard glisse, s’accroche un peu moins d’un instant avant de continuer sa course. Le mot à peine prononcé, la réponse pas tout à fait entendue, les yeux déjà s’envolent, quittent le ras du sol pour se planter dans d’autres décors. Ce n’est pas réellement une fuite. Les yeux ont bien montré qu’ils ont vu, la voix n’a pas ignoré, non, elle a même initié l’échange furtif. Mais la tête promptement s’est redressée, chassant l’image de cet homme main tendue, qui n’est déjà plus qu’un souvenir.

Avec préméditation

Et si je le tuais? Ça fait tellement longtemps que je le vois là, qui attend quelque chose de moi, que je ne sais pas quoi faire de lui. Il suffirait d’une mauvaise chute dans les escaliers, d’une pneumonie bien sentie, d’un pot de fleur mal accroché au quatrième étage et son sort serait réglé. Mauvais endroit, mauvais moment, la faute à personne, je m’en laverais les mains. Et je serais libre de recommencer à zéro avec un autre. Nouvelle création, tout à inventer. Pas besoin de tenir compte de son passé, aucun souci d’évolution. Plus de silence accusateur devant mes mots qui ne s’enchaînent pas assez vite pour faire avancer sa vie.

Bien sûr on a vécu de bons moments ensemble. Le nier serait mentir. Mais parfois il faut s’arrêter à temps au risque de lasser. Je pourrais le laisser partir, lui trouver d’autres aspirations beaucoup plus loin, me garder une échappatoire et le faire revenir s’il me manque trop. Mais je n’aime pas faire les choses à moitié. S’il doit sortir de ma vie, autant qu’il meure, et vite.

Violences conjugales

La toute première fois, je ne m’y attendais tellement pas que je n’ai su réagir. Ton insulte était soudaine, blessante et imméritée, mais je n’ai rien trouvé à te répondre. J’ai baissé les yeux et j’ai fui, pour tenter d’oublier ce que tu venais de dire. Te trouver une excuse. Tu ne le pensais certainement pas. Tes mots ont dépassé ta pensée et tu t’en voulais trop pour demander pardon. Je n’ai jamais remis ça sur le tapis. Si tout redevenait comme avant, pourquoi tout gâcher avec cet incident?

À la première claque que tu m’as donnée, les bras m’en sont restés ballants. Incapable de riposter. Je ne pouvais certainement pas te rendre la pareille. Encore une fois, j’ai pris la faute sur moi. J’avais dû te pousser à bout, tu ne te rendais pas compte de ta force et tu n’avais pas voulu me faire mal.

Par la suite, tu as su te servir de ces deux attaques non vengées, non expliquées, non dénoncées. Puisque je n’avais rien dit, tu as pris de l’assurance. Quand j’ai tenté de réagir les fois suivantes, tu m’as raillé, me rappelant que je m’étais bien laissé faire par le passé. Dès que l’occasion se présentait, tu me rabaissais. Tu me remettais en place à chaque tentative de rébellion. Dans l’intimité d’abord, puis publiquement. Dans ma honte, je ne savais plus que faire. Je t’excusais sans cesse devant nos amis, puis j’ai arrêté de les voir, même s’ils me changeaient les idées. J’ai compris rapidement que tes sautes d’humeur passaient plus vite si j’admettais que j’étais à ta merci. J’ai déposé les armes, je t’ai donné ma soumission.

Bizarrement, ça ne semblait pas te faire plaisir. Au fil du temps, ce qui semblait te convenir a fini par te dégoûter. Incapable de me défendre, je ne t’intéressais plus. Tu lançais sporadiquement tes assauts, mais tu manquais de conviction. Proie trop facile peut être, j’étais déjà moins qu’un jouet, un abject petit cafard que tu regardais comme tel. J’ai moi-même foulé aux pieds le peu de dignité qu’il me restait. Pour tenter de te garder. Tu avais réussi à être toute ma vie. Je n’existais plus en dehors de toi. Si je te perdais, je ne serais plus rien du tout.

Quand tu t’es finalement lassée de ce cirque, que tu m’as jeté hors de notre maison après une ultime bagarre et une terrible humiliation, j’ai cru mourir. Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que je pouvais m’en sortir seul. Que je valais quelque chose. Que tu avais détruit une grande part de moi par tes coups et plus encore par ton mépris. Que, malgré tout ce que j’ai laissé faire, je ne méritais pas cela. Aujourd’hui encore, mes relations aux autres sont faussées. Trop soumis ou dominant, j’oscille mais ne trouve jamais l’équilibre. Si l’égalité reste une chimère pour moi, j’aspire juste maintenant à me trouver meilleure dépendance que toi.

Merry Christmas

Sur ma table de chevet ce matin, deux papillotes attendaient sagement que j’ouvre les yeux. Une pointe d’émoi fait jour en moi. Suivie par le doute, la culpabilité. Je n’ai rien entendu cette nuit. On aurait aussi bien pu me trancher la gorge, je ne me serais pas réveillé.

Ce geste généreux d’un passant qui a tenu pour je ne sais quelle raison à me faire profiter de Noël me rappelle brusquement à quel point je suis seul et vulnérable. Le froid de l’hiver revient en force. Mon cœur est lourd et soucieux tandis que j’imagine le sien allégé par son don désintéressé. Il pourra dormir serein, même s’il m’a oublié, tandis que je guetterai les bruits de la nuit, à séparer entre “potentiellement dangereux” et “à ignorer pour glaner quelques minutes de sommeil”.

Malgré tout remonte à la surface une douce chaleur que j’avais crue profondément enfouie. Merci pour les chocolats.

Décompte

Dix.

Le compte à rebours commence. Inconsciemment, chacun réajuste sa tenue, essaie de se rendre le plus présentable possible, aussi futile cela soit-il.

Neuf.

Les regards se cherchent, les corps se déplacent, pour être au plus près des êtres aimés quand le zéro arrivera.

Huit.

Surtout ne pas être seul à cet instant. Surtout pas, non.

Sept.

Les cœurs se réchauffent enfin, bien entourés qu’ils sont.

Six.

Sensation grisante de partager, pour la dernière fois sûrement, la même chose au même moment, en chaque point de la Terre.

Cinq.

Ultime réconfort après ces dernières semaines de panique, de pillages, de violence.

Quatre.

Au bout du compte, tout s’apaise.

Trois.

Une dernière pointe d’inquiétude, d’espoir peut être, alors que les regards frénétiquement papillonnent et se croisent. Les mains agrippent, se serrent jusqu’à s’en exploser les phalanges.

Deux.

L’atmosphère se charge de tous ces je vous aime de dernière minute. Fraternité expresse qui enfin englobe tout le monde. Aujourd’hui, il n’y aura pas de laissé pour compte.

Un.

Alors, ça y est. Nous y  voilà. Tous ensemble.

Zéro.