Les portes s’ouvrent. Le flot de ruminants, le regard dans le vague, descend. La figure inexpressive, les pensées qui passent et ressassent en boucle, un troupeau s’apprête à les remplacer. Il attend patiemment devant le goulot d’étranglement que la rame soit libre, puis monte dans la voiture, dans un ordre relatif, jusqu’à ce que retentisse le bip sonore annonçant la fermeture des portes. Alors ça pousse, ça accélère, chacun veut sa place maintenant, pour partir on ne sait où, mais surtout ne pas rester sur le quai.
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Au ras du sol
Je vis au ras du sol. Ça m’évite de croiser le regard des gens. Ça leur permet de me regarder de haut, de ne pas avoir à me toucher pour me jeter une petite pièce, de ne pas me voir, tout simplement. Je vois défiler des mollets à longueur de journée, quelques-uns me donnent envie de voir plus haut à qui ils appartiennent. Paires de baskets, paires d’escarpins, je lance les paris sur qui ralentira le pas, qui osera un arrêt-compassion dans sa cavalcade quotidienne. Seuls les enfants sont à ma hauteur, ils peuvent me voir, caché dans ma cabane en carton posée sur le trottoir. Ils s’imaginent des choses fantastiques et osent encore parler. Alors, par un bras tiré bien vite, on les fait rentrer dans le droit chemin.
Enfin, après tout, si on regarde le bon côté des choses, je ne peux pas me faire de mal en tombant du lit.
Il est là
Je l’ai vu aujourd’hui, alors que machinalement je passais la main dans tes cheveux. Le premier de tes cheveux blancs qui me donne mon plus gros coup de vieux. Hier encore, tête juvénile posée sur mes genoux, je cherchais les poux entre tes boucles brunes. Sans que je m’en rende compte, trente ans sont passés comme un clignement de tes cils, et le blanc de ton cheveu me rappelle sournoisement l’âge des miens.
Le cordonnier et les lutins
Vous ne me voyez pas, mais sans moi, vous seriez bien peu de choses. Je ne suis pas professeur, ingénieur, directeur ou manager. Je n’ai pas de grandes idées mais je sais bien exécuter. J’ai ma petite routine, toujours les mêmes gestes, afin que tous les matins la place soit prête pour que votre génie s’emballe et s’élève. Je prépare tout ce qu’il vous faut. Je nettoie votre matériel. Grâce à moi, vous n’êtes jamais à court de rien. Je vous évite tous les petits tracas (pas de papier, plus d’encre, il manque un bescher, la poubelle déborde encore, et tout ce qui pourrait vous obliger à vous salir les mains). Je me lève avant vous et vérifie que vous passerez une agréable journée, tout comme votre mère préparait pour vous la table de votre petit déjeuner lorsque vous étiez marmots.
Vous ne me voyez pas et pourquoi le feriez vous? Lorsque tout fonctionne, tout est si normal pour vous. Dire merci ne vous coûterait rien, c’est vrai, mais vous n’y pensez pas. Est-ce que l’on remercie le soleil de se lever le matin pour nous éclairer? Est-ce qu’on remercie notre voiture lorsqu’elle nous transporte sans encombre d’un point à un autre? Non, bien sûr. Je ne peux pas vous en vouloir. Je suis payé pour vous être utile. Pour être fonctionnel. Et pourtant, des fois, je rêve. Un regard. Une reconnaissance. Qui me rende le labeur plus léger.
Taille unique
Elle vit dans un monde à taille unique, calibré, pensé pour une humanité standard. Que ce soit la taille des lits, des bureaux, la hauteur des marches qu’elle gravit chaque jour, tout a le même gabarit. Elle, elle a la taille requise. Tout est ergonomique, pratique, adapté à sa morphologie. Pas de frustration devant une robe trop petite. Pas de dos cassé à faire la vaisselle. Ou à passer l’aspirateur. Pas de bagues perdues parce qu’elles sont trop grandes pour ses doigts maigrelets. Comme si le monde avait été conçu pour ses mensurations.
Évidemment, elle ne se rend compte de rien. C’est tellement normal, après tout. Le monde s’ouvre sur son passage tel une fleur héliophile. Elle le traverse sans effort, profite de tout ce qu’il a à lui offrir. Et pourquoi faire autrement? Dans un monde à taille unique, peut-elle se permettre d’être unique?