Le banc des vieux

Je les ai toujours connus vieux, les vieux qui squattent le banc du parvis de l’église. Ça ne change pas beaucoup, un vieux, une fois qu’il est vieux. Il se ratatine un peu, il se parchemine aussi, mais si on n’y prend garde, on ne le remarque même pas. Ils sont cinq à s’asseoir toujours sur ce banc, deux heures le matin avant le marché, et deux heures en soirée, après le bistrot. Avec mes amis, des fois, on prend des paris. Lequel sortira le premier de l’église allongé devant les yeux mouillés de ses compagnons? Mais ils n’ont pas l’air très pressés de nous départager, ces vieux.

Ils assistent, stoïques spectateurs, à la vie du village depuis leur banc devant l’église. Ils voient d’un oeil flegmatique les mariages, les baptêmes. La larme à l’oeil ou le sourire aux lèvres, ils poussent un soupir de soulagement à chaque enterrement. Ils emmagasinent cette vie qui se déploie sur la place, mémoires survivantes d’un village en perpétuelle agitation, après avoir en leur temps participé de tout leur possible à ce mouvement constant.

Tout pour être heureux

J’ai tout pour être heureux. Il y a beaucoup plus triste que moi sur Terre. Je suis en bonne santé, mes études me poursuivent, j’ai des amis plus que patients et une fille sur qui fantasmer. Parmi mes proches, un a perdu son père récemment, un autre vient de se faire cocufier et un troisième s’est fait mettre à la porte de chez lui. Moi, à côté, je n’ai plus le droit de me plaindre. Parce qu’en comparaison, il faut bien avouer que tout va bien.

Et pourtant j’ai envie de me plaindre. Parce qu’il n’y a pas de raison, après tout. Moi aussi j’ai le droit de ne pas apprécier les choses désagréables de mon quotidien, fussent-elles considérées socialement comme plus supportables. Alors je vais parler pendant des heures de mon ongle incarné. De mes espoirs déçus par la fille qui m’a fait remarquer que j’étais comme un frère pour elle et que par conséquent elle ne pouvait céder à mes avances. De ma copie ratée qui n’aura qu’un douze sur vingt, alors que je vaux tellement mieux. Parce que le bonheur est emmerdant et que j’ai envie d’attirer l’attention sur moi, moi. Qui a le droit de juger de mes peines? De hiérarchiser les douleurs? Qui a décidé que les orphelins pouvaient être réconfortés alors que ceux qui ratent toujours leur bus de quelques secondes n’ont que ce qu’ils méritent? Ce n’est certainement pas moi.

Moi je suis pour l’égalité des malchances et pour la parité en ce qui concerne l’accès au devant de la scène. Même les gens inintéressants doivent être entendus. Après tout, tout dépend du référentiel. Et lorsque je crée mon groupe sur les réseaux sociaux, je me rends bien compte que nous sommes nombreux à renverser la tartine côté confiture pile le jour où on a notre polo blanc / penser qu’encore une araignée du matin nous a fait foirer notre partiel / croire que les illusions ne servent qu’à être cruellement perdues en même temps que l’innocence.

Substitut

J’en ai parfaitement conscience, je suis un substitut pour lui. Je suis là pour combler le vide, éponger le chagrin qu’il ressent lorsqu’il pense à elle. Cela ne me dérange pas. J’ai mon utilité. Grâce à moi, il passera peut être à autre chose. Sa douleur s’estompera, petit à petit. Femme-pansement, je me détacherai tout naturellement lorsque la plaie aura cicatrisé. Bien sûr, il me laissera partir, ne cherchera pas à me retenir. Il n’est pas bon de trop s’attacher, d’empêcher la blessure de sécher. Le pansement n’est là, finalement, que pour rassurer, pour cacher la souffrance le temps de l’oublier un peu. Laisser le temps faire son œuvre en pensant à autre chose, comme un bonbon que l’on suçote pour éviter le mal des transports.

Agréable divertissement, cette relation ne mène à rien, n’a pas d’avenir. Il n’empêche que le temps passé ensemble aura été divertissant, sympathique, reposant. Je ne ferai jamais partie de la liste de ses amours, mais peut qu’un jour, en pensant à moi, il sourira. Peut être qu’il se rappellera, nostalgique, les bons moments cicatrisants qu’il a trouvés au creux de mes bras.

Pour une fois, sois naturel

Arrête de tirer la tronche quand tout le monde s’amuse. Arrête de sourire tout le temps, tu nous fatigues. Tu veux pas te détendre un peu, tu nous stresses, là… Reste pas empoté comme ça, rends-toi donc utile. Mais pourquoi tu me colles comme ça, on dirait de la glu. Depuis quelque temps, t’es distant, j’te plais plus ou bien? Et puis, c’est quoi ta dégaine, là, tu nous fais honte. Avec ton père, on aimerait bien que tu fasses plus d’efforts pour être agréable en famille. Sois gentil avec la voisine, elle est plus petite que toi, tu dois montrer l’exemple. Participe un peu en classe, la maîtresse ne va pas te manger. Et puis c’est quoi, ta pose figée sur la photo, tu pourrais pas être naturel, pour une fois?

De l’autre côté du miroir

De l’autre côté du miroir, Ecila se mire une dernière fois avant de partir en chasse. Jetant un regard hautain au miroir, elle me montre chacune de mes imperfections, elle minimise mes atouts que je croyais certains. Ecila n’a pas besoin de se savoir belle pour sortir. Un coup d’œil sévère sur la réalité lui convient bien. Mais à moi beaucoup moins. Lorsqu’elle scrute d’un air fataliste ses joues rebondies, ce sont mes joues que je sens grosses. Lorsqu’elle tire sur un épi disgracieux, je remarque à quel point ma coiffure est approximative. En passant sa langue sur ses lèvres d’une manière provocante, c’est mon côté carnivore qu’elle dévoile. Et je suis bien obligée de prendre conscience que quand elle part chasser, j’attends avidement son retour, pour une fugace rencontre, croisement de nos routes devant la glace. Je scrute la moindre trace de sang restant, imaginant sa course folle alors que moi, pauvre idiote, je reste là, vivant à travers elle. Perdue dans le miroir à trop vouloir m’y trouver, je lui ai laissé la place, et, il faut bien dire ce qui est, elle assure.