La chandelle

Pourquoi je suis venue déjà? Ah oui, si mes souvenirs sont bons, elle avait un peu peur d’être seule avec lui, elle ne voulait pas qu’il pense qu’elle était une fille facile et qu’elle était toute à sa disposition. Pour un premier rendez-vous, inviter son amie à manger aussi chez elle, ça faisait plus naturel, moins “je vais finir nue sur le sofa avant le dessert”. Je comprends ça. Ce que je ne comprends pas en revanche, c’est pourquoi au bout de dix minutes elle s’est jetée sur lui pour l’embrasser, et que depuis deux heures j’attends désespérément le moment de pouvoir partir sans être trop impolie. Parce que là, j’ai douloureusement conscience que je les dérange, que sans moi ils seraient effectivement nus sur le sofa, même si on n’a pas encore entamé le dessert. Qui, je l’espère ne devrait plus tarder. Non merci, je ne prendrai pas de café, vous comprenez, je vais rentrer tôt, j’ai oublié de nourrir le chat avant de partir. Et puis j’ai largement passé l’âge de jouer les chaperons, dont vous n’avez, apparemment, pas besoin, sauf pour assouvir vos tendances exhibitionnistes.

La peur se tapit derrière les fenêtres

Dehors le bruit, le froid de l’hiver mais la chaleur de la guérilla. Un bordel sans nom depuis que la manifestation a mal tourné. La mort aléatoire, arbitraire qui fige l’action en plein élan pour ramener les mouvements à zéro.

Dedans la chaleur rassurante du poêle, l’obscurité qui gagne du terrain comme personne n’ose allumer la moindre lumière. Le temps suspendu, retenant son souffle, espérant détourner le regard de la faucheuse. Les sons de panique assourdis par l’épaisseur des murs et l’éloignement relatif des sept étages.

Entre les deux, une fenêtre, terriblement fragile quand elle tremble à la moindre grenade. Fenêtre séparant d’un côté l’action brute guidée par l’adrénaline éloignant la peur et de l’autre l’angoisse paralysante de l’attente d’un inéluctable désastre.

La parole est à la méfiance

Qu’ai-je à dire pour ma défense? Il était trop gentil, j’ai trouvé ça louche, je lui ai fermé mon cœur. De nos jours, derrière la gentillesse se cache un intention malveillante, non? Dans tous, les cas, je ne pouvais pas savoir qu’il était sincère, et connaissant mon expérience, comment aurais-je pu l’imaginer? Et puis, après tout, quelle idée de s’ouvrir ainsi à moi? Pourquoi ne s’est-il pas protégé? Ça ne se fait pas de se livrer totalement à une inconnue, sans même penser qu’elle pourrait mal le prendre ou nous faire souffrir inutilement. Oui, mais sans confiance, sans prendre de risques, comment entrer dans l’intimité d’une personne? L’argument se tient, mais je ne peux l’accepter. Qu’on donne son corps, soit, c’est une chose plus que banale à notre époque. Mais étaler ainsi ses sentiments devant n’importe qui, c’est tendre le bâton pour se faire battre. Ce n’est plus dans les conventions sociales. C’est à ses risques et périls. Il ne peut pas m’en vouloir de lui avoir brisé le cœur, il n’avait qu’à y faire plus attention, à son cœur, s’il y tenait tant !

Compromis

Comment en était-on arrivés à un tel compromis? Moi qui étais si prude, voilà que j’acceptais de poser dans des magasines de charme. Et en échange de quoi? Le gîte, le couvert et son silence. Elle appelait ça un compromis. J’aurais bien appelé ça du chantage, mais je n’étais pas en état de négocier, et elle n’aimait pas vraiment que l’on joue sur les mots.

Et tout ça pour quoi? Je ne me rappelle déjà plus. Suite à un stupide concours de circonstances, elle avait voulu que j’accepte certaines visites nocturnes moyennant rémunération. Ce que bien sûr, j’avais refusé catégoriquement. Et je n’en ai pas démordu. Pour s’adapter à mes exigences, mais me montrant bien que c’était un énorme effort pour elle et qu’elle ne diminuerait pas son offre, elle m’a proposé cette solution alternative. Ainsi, je restais chez elle gratuitement pendant le temps nécessaire pour éponger ma dette, et en échange, je lui devais un certain nombre de photos de charme publiées. Enfin, quand je dis charme, j’allège les mots. Refusant au départ de montrer mon intimité, j’ai vite compris que ça me rapporterait plus de me mettre en scène, complètement. Et que je pourrais la fuir plus rapidement.

Mais qu’avais-je bien pu faire pour me la mettre à dos de cette façon? Je ne l’avais pas volée, ni violentée d’aucune manière. Si je me rappelle bien, tout était parti d’une confidence que je lui avais faite, alors que j’étais dans une position vulnérable. Elle connaissait ma situation délicate, mon licenciement et mes créances de jeu que je n’avais pu lui cacher. Lorsque je lui ai avoué, la croyant digne de confiance, que j’avais fui mes parents et qu’ils me croyaient mort, elle s’était montrée très, très gentille.

Quand je lui ai demandé les raisons de sa subite proximité, elle m’a annoncé qu’elle porterait plainte contre moi pour viol si je ne faisais pas ce qu’elle voulait. Et c’est comme ça que j’étais devenu, petit à petit, modèle pour photos très osées dans la presse pour adulte. Elle, de son côté, n’aiderait pas mes parents à retrouver ma trace (à moins qu’ils ne lisent eux-mêmes ce genre de revues…).

Tunning

Henry est cadre moyen dans une industrie d’agro-alimentaire. Employé ordinaire d’une grande société anonyme. Il ne fait pas de vagues, il ne brille pas, il aime son travail autant qu’on peut aimer une rassurante routine. Personne ne se plaint de lui ; sans être l’employé modèle, il est poli et ponctuel, son travail est correct.

En dehors du travail, Henry personnalise une de ses voitures, son bijou, sa pouliche. Il l’a récupérée à la casse, épave de trois fois rien… Depuis, il passe ses loisirs à la retaper, lui ajouter des baffles, refaire la peinture, aménager l’intérieur. Maintenant, c’est une petite merveille qu’il aime sortir, pour faire des tours de ville, fenêtres ouvertes et sono hurlante. Il ne cherche pas par là à sortir de l’anonymat. Peu importe que lui soit connu. Mais il montre au monde entier (enfin, soyons modestes, à la ville entière) son art, ce qu’il a créé de ses mains, ce qui sans lui n’aurait été qu’un tas de poussière. Il ne veut pas qu’on retienne son nom, après tout peu importe. Il ne veut pas se faire remarquer, lui. Il se cache dans sa voiture ultra voyante pour passer inaperçu, se fait passer pour celui qu’il n’est pas, pour que l’on ne voie pas celui qu’il est réellement, l’anonyme ordinaire d’une grande chaîne d’agroalimentaire.