Plus seulement qu’un souffle

Quand vient notre dernière heure, que notre espérance de vie se compte en minutes, puis en secondes, quand nous avons le temps de nous voir partir, l’important, c’est de se concentrer sur notre dernier soupir. Si l’on a la chance d’être accompagné dans cet instant, il ne faut pas décevoir notre public, garder en tête qu’eux se souviendront des années encore de la manière dont on est partis, de ce dernier râle exhalant de notre corps déjà prêt à se décomposer.

Il y a ceux qui partent discrètement, qui ne marquent pas le moment et dont on remarque la mort non pas par leur dernier souffle, mais parce qu’il n’y en a plus d’autre. Il y a ceux qui, à vouloir trop en faire, à essayer de prononcer leurs derniers mots en même temps que leur heure vient, n’émettent qu’un gargouillement mouillé et partent en sachant qu’ils ont raté leur sortie. Il y a ceux encore qui, champions de la coordination, arrivent à fermer les yeux sur leur dernière expiration, ne laissant ainsi aucun doute subsister.

Je pense à tout cela sur mon lit d’hôpital, je sens que je n’en ai plus pour longtemps mais je pense que je vais encore passer la nuit. La morphine faisant effet, je me sens presque bien, et comme j’ai réglé ces derniers jours mes affaires en suspens, je suis presque serein. Je n’ai plus qu’à me concentrer à partir de maintenant sur mes derniers instants, je sais que ma famille n’est pas loin et accourra au moindre appel de l’hôpital. Je leur ai déjà dit cent fois combien je les aimais et de ne pas pleurer ma mort, qui est pour moi maintenant comme une délivrance. J’aimerais partir simplement, paisiblement, pour qu’ils ne gardent en mémoire que mon regard enfin calme.

Tandis que je commence à somnoler, j’entends au loin un sifflement rauque et une alarme, puis j’entrevois un nuage de médecins, d’infirmiers, d’aide-soignants se précipiter dans ma chambre. Mon fils entre également en courant, mais je ne comprends pas pourquoi il a l’air bouleversé. Puis tandis que je m’enfonce un peu plus dans le sommeil, je comprends dans un éclair de lucidité. Le sifflement rauque vient de ma gorge asséchée. Avec la dose de morphine que je me suis auto-injecté, je n’ai pas réalisé que j’étais en réalité en train de m’étouffer. Dans un sursaut, j’essaie de me raccrocher à la vie, de ne pas partir en produisant un horrible son de cocotte-minute. Je ne sais pas si mes mouvements sont coordonnés, je ne sais même pas s’ils sont dignes, je me débats dans les ténebres qui m’entourent, jusqu’à ce que je me sente coupé de tout.

Le bateau ivre

C’est sa dernière nuit au port avant de repartir en mer pendant six longs mois. Ce soir il a arpenté les tavernes, il a bu, il a joué et il a dansé avec des femmes à l’âge et la beauté discutables, mais assez affectueuses pour que le reste n’importe pas. C’est maintenant le petit matin, le navire doit quitter le port à la marée de midi, il a donc quelques heures devant lui pour se rendre présentable et être capable de faire son travail correctement. Il devrait dormir mais sait que le réveil sera horrible. Alors il se dirige vers les quais pour voir son foyer depuis de nombreuses années et pour les six mois à venir. Il va s’asseoir sur le ponton, de manière à toucher la coque du navire avec sa main. Il sent le bois frais sous sa paume, le bateau tangue doucement sur l’eau. Ce contact familier le rassure et lui permet de se remettre les idées en place. Il avait la permission ce soir de dormir à terre, mais il se sentira mieux dans sa couchette, de toute façon, il n’a plus d’argent pour prendre une chambre dans une auberge.

Une fois seul dans sa couchette, il se laisse bercer par le roulis régulier du bateau. Il ne dort pas, il se repose et pense à ses nombreux voyages à bord du bâtiment. Il a toujours fait partie de son équipage, depuis ses dix ans quand il s’est engagé comme simple mousse. Le voilà maintenant premier maître.

Perdu dans ses pensées, il ne sent tout d’abord pas le roulis plus fort du navire. Mais quand il se lève pour aller soulager sa vessie et qu’il est obligé de se tenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre, il se dit que quelque chose ne va pas. Il va sur le pont et constate que la mer est calme, mais le navire tangue plus fort encore.

Il sent en provenance des calles une odeur tenace de rhum et descend. La cargaison a été chargée à bord du navire dans l’après midi, et elle contenait entre autres plusieurs tonneaux de rhum, mais cela ne devrait pas sentir aussi fort. Une secousse manque de le faire tomber, le bateau a touché le ponton à force de tanguer aussi fort. Et puis tout se calme, comme en suspens… Le marin continue sa descente vers les cales, en se tenant aux murs. Lorsqu’il arrive, l’odeur de rhum est entêtante, il s’aperçoit que deux tonneaux sont renversés, leur contenu formant une large flaque sur le plancher, qui est déjà bien imbibé d’alcool. Dommage pour ces marchandises, mais il ne peut rien faire pour récupérer le rhum. Il cherche donc la serpillière et commence à nettoyer les dégâts. Une autre secousse se fait alors ressentir, et le bateau tangue de plus belle. Il arrête de nettoyer, le bateau arrête de tanguer. Il recommence, le bateau aussi… Se sentant pris d’un doute, il essaie de parler au navire, lui disant d’arrêter ce petit jeu et de le laisser faire son travail. Il n’en est pas sûr, mais il croit entendre un grincement dans le bois, un grincement qui semblait mécontent. Il songe alors à la quantité d’alcool qu’il a lui-même ingurgitée ce soir, et se dit qu’il commence à délirer, s’il croit que le navire lui répond. Il va alors chercher un grand seau d’eau et le lance sur la flaque de rhum. Il ressent alors un tremblement sous ses pieds, mais le bateau ne tangue plus, enfin, plus trop.

Perplexe, il se dit qu’il ferait bien de dormir, finalement.

Le féminin de Pater

Si le féminin de Pater, c’est patère, peut être que le féminin de Papa c’est papaye. Comme la papaye se ramasse à la foufourche, on peut en conclure que le pas se ramasse avec un fou, et donc le point avec un désaxé. Alors le poing n’est plus dans l’axe et au lieu d’atteindre la face, il rejoint la périphérie au niveau de l’oreille gauche. Conclusion, il ne faut pas piquer maman avec une fourchette ou l’on risque de se prendre une baffe.

Frissons

Pelotonnée sous sa couette, elle tente tant bien que mal de se réchauffer. Elle frotte ses bras et bouge ses jambes afin de produire quelque chaleur qui pourrait s’emmagasiner entre ses draps. Elle sent un léger courant d’air, venant de la fenêtre qui lui paraît si fine, et ne peut empêcher un long tremblement de parcourir tout son corps, partant de son cuir chevelu et se perdant au niveau des mollets. En claquant des dents, elle bouge de plus belle au fond de son lit.

Le jeune garçon rentre seul de l’école jusque chez lui. Les mains serrées sur son cartable, il avance le plus rapidement possible, sachant qu’il a déjà trop traîné à la sortie de l’école. Si ses parents sont là tous les deux, il a peut être une chance de passer inaperçu, mais si son père n’est pas encore rentré, il va avoir droit à un sacré savon. Il presse encore un peu le pas, et regarde la rue devant lui. Il voit alors au coin de la rue les trois terreurs du quartier. Gémissant intérieurement, il tente de se faire le plus petit possible, et ralentit un peu pour ne pas avoir l’air d’avoir peur d’eux. Il avance en fixant un point devant lui sur le trottoir et espère qu’il s’en tirera cette fois-ci. En passant devant les trois grands, il fait tout son possible pour ne pas lever les yeux sur eux. Il sent alors tous les poils de sa nuque se hérisser, presque un par un, et prie de tout son cœur pour que ce soit pas une mauvaise prémonition.

Marc et Julie se sont donné rendez-vous à 17h30, à la sortie des cours. Ils vont rentrer ensemble, et peut être même se tenir par la main. Ils ont attendu ce moment tout l’après midi, depuis que leurs petits messages glissés de main en main ont été échangés et que tout soit clair entre eux. Julie arrive à l’heure, Marc la rejoint cinq minutes plus tard, légèrement essoufflé : le professeur voulait lui parler en tête à tête, et il s’excuse de son retard. Après un instant de flottement, ils sourient timidement et prennent la direction de leur quartier. Marc, le cœur battant à tout rompre, tente sa chance et effleure la main de Julie. Celle-ci ressent comme une décharge électrique, mais ne retire pas sa main. Ils marchent ainsi quelques minutes encore, décident de s’arrêter dans le parc près de chez eux. Là, ils s’assoient sur un banc, regardant tous les deux au loin, gênés, mais se tenant encore la main. Au moment où Julie tourne la tête en direction de Marc, il se met à tousser. Elle détourne alors les yeux, déçue. Marc se sent misérable et lui lance un coup d’œil, mais elle ne le voit pas. Il voudrait prendre son courage à deux mains mais n’ose pas dire un mot. Il se dit que c’est maintenant ou jamais, et alors, comme dans un film au ralenti, il lâche la main de Julie, lève son bras et le passe autour des épaules de la demoiselle. Il espère très fort qu’elle ne remarque pas sa maladresse. Elle ne réagit pas, trop troublée pour faire quoique ce soit, elle a trop peur de briser l’instant mais n’arrive pas à lui faire comprendre qu’elle apprécie vraiment son geste, et qu’elle l’attendait. Marc, ne se sentant pas repoussé, caresse le cou de Julie, avec ce qu’il pense être de la douceur. Julie frissonne, son tout premier frisson de plaisir. Marc, pensant qu’elle a froid, la tient un peu plus serrée contre lui.

Il se ballade tranquillement, flânant dans les rues pour passer la demie heure qu’il a devant lui avant de reprendre le travail. Il croise une jolie jeune fille (peut être un peu trop jeune pour lui, mais qu’importe), lui sourit. Elle ne le remarque pas, mais là aussi, peu importe, il est de bonne humeur aujourd’hui. Il laisse son regard glisser le long des vitrines. Il passe devant une librairie, regarde les livres pour enfants, puis un magasin de chaussures, une boulangerie (il se prendrait bien un beignet, mais il a déjà bien mangé ce midi), un tabac-presse, une pharmacie. Il soupire devant la publicité vantant les mérites de la nouvelle crème anti-cellulite, et là, horreur, son regard est accroché par cette image détestable montrant un ongle à moitié pourri avec une immonde bestiole, devant symboliser un champignon, en train de le soulever pour passer dessous. Il tourne vite les yeux, mais c’est trop tard, l’image a passé le filtre de son cerveau. Il ne peut réprimer le frisson de dégoût qui s’empare de lui. Il continue de flâner, évitant désormais de fixer les vitrines, et regarde les passants.

Plus tard quand on sera grands

Je regarde par la fenêtre la pluie tomber dans la cour. Les enfants profitent de cette averse bienvenue au milieu du mois d’août et courent sous l’ondée. J’entends leurs jeux d’ici, comme si j’y étais. Un chat glacé, cette fois-ci. Je ne suis pas sûr qu’ils saisissent l’ironie, mais ça me fait sourire d’y avoir pensé. Des grands arrivent avec une vipère, pour faire peur aux petits et rire leurs copains. Celle-ci finira sûrement sous une pierre ou une pelle, à cause de la pluie ils ne pourront pas la brûler, comme la dernière.
J’observe encore un peu leurs jeux innocents puis retourne à mon bureau recopier mes lignes, encore et encore, jusqu’à me faire mal au poignet. De l’endroit où je suis installé, j’entends leurs rires, leurs cris comme si j’y étais. Mais je n’y suis pas. Je n’ai plus le droit d’y être, et de toute façon, ils ne veulent pas de moi. Ou bien je ne veux pas d’eux. Je ne sais plus.
Il parait que je suis trop grand, et de toute manière, depuis la dernière fois, je suis puni. Je me contente d’écouter ce qui se passe, de contempler à la dérobée les gamins qui sont de plus en plus jeunes au fur et à mesure que le temps passe. De temps en temps, j’entends leurs rêves, leurs histoires extraordinaires, ce qu’ils feront dans leur vie d’adulte, leur vie de grand.
Alors je me rappelle les miens. Je voulais être gangster, chirurgien, et puis, en grandissant, coiffeur, électricien…
Et maintenant…
Le verrou de ma chambre s’ouvre, je vais m’assoir sur mon lit, comme on me l’a appris. Le plateau repas arrive, j’attends que la porte se referme, et je vais manger.
Alors moi, quand je serai petit, je serai juste un enfant.