En veilleuse

Petite Fripouille,

Tu as six mois, deux dents et quand tu ris mon cœur fait des claquettes. Tes parents m’ont demandé hier si je voulais bien être ta marraine et j’en suis restée sans voix. Dire que je n’y avais jamais pensé serait un mensonge, mais je n’avais pas idée de la vague d’émotion que cette demande provoquerait chez moi.

J’aime tes parents, très fort et depuis quelques années maintenant. Assez longtemps pour connaître et apprécier leurs qualités mais aussi pour comprendre et faire abstraction de leurs défauts. Assez fort pour nous imaginer vieux et encore amis, profitant de la vie et évoquant le bon temps de jadis. J’aime aussi ta grande sœur que je regarde grandir et s’épanouir depuis bientôt trois ans. Et j’ai fondu devant toi depuis le jour où tu m’as fait tes premiers sourires en jouant à celle qui tirait le mieux la langue (et crois-moi, “fondre” c’est beaucoup pour moi qui ne suis officiellement pas très friande de nourrissons).

Tes parents m’ont demandé de bien réfléchir avant de m’engager, parce que ce n’est quand même pas rien de te regarder, petite fille de six mois, et de dire que oui, je veux bien être à tes côtés quoi qu’il arrive et pour toute la vie. Alors au lieu de sauter partout, de danser en criant ma joie, j’ai bafouillé un “volontiers” en rougissant.

Et puis, comme ils me l’avaient conseillé, j’ai pensé à toi cette nuit. Beaucoup. Je te vois déjà sur la balançoire dans le jardin que je n’ai pas encore. J’imagine tes anniversaires qui s’enchaînent et moi qui me débrouille pour y assister. J’imagine qu’un jour, tu seras là pour fêter mes soixante ans. J’ai hâte de te prendre à la maison pendant les vacances, toi courant partout pendant que je corrige mes copies. Hâte de te fabriquer avec mes petites mains des œufs surprise en chocolat ou de délicieux cordons bleus. Je voudrais déjà te présenter mes neveux et nièces pour que tu aies quelques copains de plus. Je sais que si ça t’intéresse, mon amoureux pourra t’apprendre tout ce qu’il sait du jardinage ou du traitement des images de synthèse. J’anticipe les mille questions que tu vas avoir au fur et à mesure que tu grandiras. Et celles que je te poserai pour te titiller quand tu arriveras à l’âge où le gris n’existe pas. Je sais que tu auras des peines, des petites et des grandes, et j’espère que je pourrai t’aider à les digérer. J’espère aussi que je pourrai partager tes joies, même les petites du quotidien. Pour toi, j’envisage déjà de passer à l’occasion à la kermesse de ton école ou aux divers spectacles de fin d’année auxquels tu participeras sûrement. J’ai hâte de savoir quels seront tes goûts, de savoir si je t’emmènerai plutôt au musée ou voir du catch, si tu seras plutôt collectionneuse de timbres ou de flirts.

Mais je m’enflamme, l’excitation m’empêche de dormir alors que nous avons encore tout le temps de nous connaître, de vivre ces petits riens et grandes aventures au fur et à mesure. Je ne saurai remercier assez tes parents du cadeau qu’ils me font et des rêves en torrents qu’ils viennent d’instiller en moi. En espérant que toi, très chère Fripouille, tu sois au final aussi ravie de leur choix que je le suis.

Je t’embrasse bien fort et t’offre un grand biberon d’amour.

Les mots bleus

L’espace de trois pas dans ma journée, je vous croise et vous regarde franchement. J’espère de tout mon être que les mots coulent directement de mes pupilles aux vôtres, sans passer par le langage que je ne prends pas souvent le temps de dérouler. Entre deux battements de cils, je vous crie muettement “Vous existez ! Mesdames, Messieurs, vous existez. Je vous vois, je vous salue du coin de l’œil. Voyez, vous existez”. J’espère que vous arrivez à ne pas l’oublier. Parfois je me pose la question quand je vous vois vous recroqueviller, tenter de vous invisibiliser pour passer entre les gouttes d’indifférence qui vous aspergent à chaque crue de la marée humaine.

Alors quand je vous donne un “Bonjour Monsieur” ou un “Bonne journée Madame”, j’espère présomptueusement vous ajouter une couche de consistance. Avant que vous ne désexistiez aux yeux du monde, que vous ne perdiez votre reflet dans le miroir. Vous existez, n’en doutez pas. Et il y a encore des adultes qui ont des yeux, directs descendants de ces enfants qu’on tire par la main pour leur apprendre à ne plus vous voir. Ça ne vous nourrira pas ce soir, mais qui sait, peut être que ça vous réchauffera l’espace d’une seconde dans votre longue journée…

Une amitié particulière

Après avoir partagé nos premiers émois, passion adulescente qui a formé nos corps et nos cœurs,

Après avoir relevé côte à côte les challenges amoureux et pansé nos blessures mutuelles, renforçant complicité et connaissance intime de l’autre,

Après avoir noirci des pages, des cartes, des cahiers d’encre pour toi, pour abolir la distance et calmer les ressentis bouillonnants,

Après avoir pensé des toujours qui ont fâné avec le temps et la routine,

Après avoir ébrêché la confiance sur des vérités déguisées « pour se protéger »,

Après avoir constaté avec tristesse la divergence des chemins,

Après avoir souffert de savoir finalement vivre l’un sans l’autre,

Après avoir jaugé les hommes à ta mesure avant d’en trouver un inestimable,

Après avoir vécu mille joies et peines d’une formidable histoire d’amour et de son épilogue, reste un lien indestructible, résistant à la distance et au temps qui nous ont à l’époque tant fait de mal. Et même sans montre-relique pour te rappeler à mon bon souvenir, tu occupes à jamais une place singulière dans ma mémoire et mon esprit.

Finalement, non

Après quelques heures / jours / semaines / mois à m’intéresser à vous en version groupie monomaniaque, un geste, une phrase, une attitude m’apporte un éclairage radicalement différent. Ce moment-là me parait durer une demi-seconde et un demi-siècle à la fois. Je peux alors vous observer sous toutes les coutures façon kaléidoscope mais je ne retrouve pas l’image de vous que j’avais un instant auparavant.

Finalement, non.

Non seulement je me rends compte que vous n’aviez en fait rien d’exceptionnel. Mais en plus j’ai beau chercher, je ne retrouve pas le charme qui faisait effet il y a pourtant peu. Même physiquement, j’ai l’impression de ne jamais vous avoir connu. J’essaie d’assembler vos traits, votre voix sonne faux, votre gestuelle m’apparait étrangère, lointaine. J’ai l’impression d’être sous acide et de ne jamais avoir été si lucide à la fois. Même si je n’ai aucun moyen de savoir réellement quelle perception est la plus juste, vous voilà soudainement en orbite à un distance infranchissable de moi. Finie, coupée en plein élan l’attraction irraisonnée.

Il ne me reste alors plus qu’à apprendre à vous connaître à nouveau et tenter d’évaluer à travers ce regard neuf les chances que nous devenions amis, au bout du compte.

Avec des si…

Tandis que je reviens à grande vitesse vers toi et notre vie commune en pointillés, mes vagabondages oniriques tournent autour d’une question soulevée par le printemps qui revient. Si, aujourd’hui, au hasard d’une soirée chez des amis communs ou bien dans la file d’attente d’un concert ou encore dans une bibliothèque mal éclairée, je te rencontrais pour la première fois, est-ce que tu me plairais ? Est-ce que ton charme tranquille me ferait toujours autant d’effet ? Est-ce que je ferais, comme à l’époque, tout mon possible pour passer quelques heures de plus en ta compagnie ? Est-ce que je sonnerais encore chez toi à une heure du matin parce que “j’ai vu de la lumière” ? Est-ce que j’aurais le même besoin impérieux de tenter ma chance, avant que le sommeil ne m’abandonne ? Est-ce qu’on aurait encore cette connexion d’entrée de jeu, compréhension et bien être mutuels ? Est-ce que j’aurais, rien qu’à te voir, le ventre qui fourmille et les hormones en ébullition ?

En même temps que le paysage défilent nos morceaux de vie et quelques bouts de toi, puzzle à reconstituer le temps d’un trajet. Tes gestes, tes yeux, ta voix, tes mains, le combo barbe-cheveux qui me fait craquer, nos mille et un rires, ta nonchalance, ta simplicité, tes sourires espiègles, ton refus de la médiocrité, ton petit pull en col V ou ton T-shirt rigolo, ta tranquillité, ton jean et ce qu’il me permet d’imaginer, ta manière de ne pas tourner autour du pot… Oui, tu serais en face de moi, peu importe la raison, tu serais sur mon top 10 et j’essaierais de te connaître. Et si par hasard tu me touchais, comme par inadvertance, alors, pour sûr, je fondrais encore. Et je serais plus qu’enchantée de me réveiller demain à tes côtés.