Poésie clandestine

Depuis que la poésie a été interdite par le gouvernement, elle m’obsède. Doux vers jadis ignorés, je suis désormais touché au cœur à chaque rime volée. Je m’abreuve de ce style interdit, ivre de poèmes et de danger. Je n’ose encore écrire sous cette forme technique, tentatrice mais meurtrière de nos jours. Je me contente de poser dans ma prose quelques rimes cachées, de respecter certains rythmes, pour lui donner de la force, subtiles traces de poésie pour l’œil attentif. J’écris frénétiquement et exorcise mes démons en flirtant avec les limites. J’en profite tant qu’écrire pour écrire est encore toléré. Mais je ne me fais pas d’illusions. Si la poésie déchaîne plus de passions que ne peuvent en supporter les cœurs patriotes, je sais qu’un jour prochain tout texte à visée récréative sera prohibé. Je m’enrôlerai alors dans le service de communication de l’Etat, qui sera le seul à pouvoir mettre un mot après l’autre, à savoir lier les lettres pour former des messages s’adressant aux masses avides des miettes de lecture jetées à leurs pieds. J’écrirai pour le simple plaisir d’écrire, peu importe la commande ; je jouerai toujours à cacher d’infimes parcelles de lyrisme dans les écrits gouvernementaux. Et ma mort sera à elle seule un poème adressé à tous les poètes clandestins, le plus authentique que je pourrai jamais leur livrer.

Chacun pour toi

Depuis le jour où tu as fait ton apparition, tout a tourné autour de toi. J’ai assez vite compris pourquoi, et moi aussi, bêtement, j’ai gravité autour du noyau que tu formais. C’est vite devenu chacun pour soi, chacun pour te charmer, chacun pour toi. Tu n’en tirais presque aucun avantage, tu ne comprenais même pas ce qui se tramait autour de toi. Toujours au centre, tu n’as jamais pu imaginer que les choses pouvaient tourner différemment. J’ai beau savoir que jamais je n’occuperai la place qui est la tienne, ma jalousie ne peut que s’incliner et s’enfoncer profondément devant l’admiration totalement irraisonnée et l’amour inconditionnel que je ressens pour toi, sans aucune attente de réciprocité. J’ai conscience qu’un jour tout pourrait changer, que tu pourrais devenir comme nous tous simple quidam. Chair de poule à cette pensée. Laissons donc ton innocence charmer encore les cœurs et remettons à plus tard ton apprentissage râpeux de la vie.

Dernière minute

Plus qu’une minute avant la fin. La fin du monde? Non, certainement pas, le monde continue sa petite route, même si ça m’arrangerait bien que cette dernière minute soit la sienne. Non, cette minute passera très certainement complètement inaperçue par vous tous. Pour moi, ce sera l’angoisse, une angoisse à la fois interminable et à la fois terriblement vite finie, puisque c’est l’échéance même de cette minute qui m’angoisse tant. Enfin, qui m’angoisse… Oui, c’est bien de l’angoisse, qui me tord le ventre et me bloque la gorge. Je prie pour que mes mains ne soient pas trop moites.

Plus que trente secondes avant la fin. Trente secondes avant que la musique ne s’arrête. Trente secondes avant que tout le monde ne voit à quel point elle me plaît. Trente secondes avant que je n’ose lui déclarer ma flamme. Ou que je laisse passer l’occasion, je ne sais pas encore. J’avais décidé de me jeter à l’eau à la fin de la danse, la seule qu’elle ait voulu m’accorder. Je n’aurai que peu de temps avant que, volage, elle file vers d’autres bras. Pour l’instant, j’essaie de me concentrer. Ne pas lui marcher sur les pieds. Ne pas trop la serrer, ou ça va la faire fuir. Rester en rythme, ce serait con de passer pour un mauvais danseur maintenant. Je me concentre aussi sur ce que je vais bien pouvoir lui dire, dans… vingt secondes maintenant. Ou ce que je vais faire. Je ne sais pas. Dans tous les cas, je serai ridicule. Dans tous les cas, dans une dizaine de secondes, elle va s’échapper. M’échapper. J’essaie tant bien que mal de me concentrer sur la sensation de sa main sur mon épaule, je ne sais plus comment profiter de ce laps de temps qui me ravit et m’angoisse.

La musique est finie. Je ne l’ai pas lâchée. je n’ai rien dit non plus. Rien fait. Je crois que j’ai gagné quelques secondes de rab.

Ardente glace

A peine sorti du ventre de sa mère, le voilà déjà attrapé, observé, puis plongé dans le liquide qui permettra de le conserver au mieux. Aussitôt, il sent, le temps d’une seconde de douloureuse conscience, la brûlante morsure du froid qui le saisit. C’est bien d’une terrible brûlure qu’il se meurt, emporté par la vague de froid liquide dans laquelle il se noie. Sa conscience est déjà déconnectée alors que ses fonctions vitales s’éteignent rapidement l’une après l’autre. En moins d’une minute, le foetus est passé du statut de nouveau-né à celui d’être figé dans la glace. C’est cette rapidité même qui rend le traitement plus acceptable, et qui permet d’étudier de près les effets biologiques de perturbations intra-utérines. La congélation rapide dans l’azote liquide assure la conservation de toutes les molécules qu’une mort plus lente ne permettrait pas de voir. Surtout, ne dégradons pas ce précieux matériel par des nécroses intempestives. Laissons le froid intense protéger pour nous l’essence même de cet être qui jamais ne connaîtra les raisons ni de sa brève existence, ni de sa soudaine mort.

La promesse du papillon

Fragilité de l’instant. De la taille d’un pouce, ses ailes fines sont à peine bleutées, petite coquetterie d’un papillon par ailleurs discret. Posé sur un long brin d’herbe, il vacille au gré de la brise qui souffle doucement. Quelques pas plus loin, un enfant l’observe, captivé. Il s’approche lentement, jusqu’à pouvoir le faire s’envoler d’un courant d’air. Il s’allonge alors dans l’herbe, les yeux à quelques centimètres de la frêle petite bête. Il tend sa main jusqu’à toucher le brin d’herbe et attend.

Près d’une minute plus tard, le phénomène attendu se produit : d’un battement d’ailes, le papillon s’envole, tourne quelques instants et vient se poser sur la peau nue du bras de l’enfant. Peau douce et sucrée que le papillon goûte du bout de sa trompe. Ses pattes chatouillent le bras juvénile mais le petit n’ose pas bouger un poil de peur d’effrayer le lépidoptère. Retenant son souffle, l’enfant savoure la promesse offerte par l’instant suspendu. Promesse d’un monde où l’innocence aura toujours sa place, promesse d’une paix et d’une harmonie à portée de bras.