À point, bleu ou saignant?

A la question “A point, bleu ou saignant?”, je serais curieux d’entendre votre réponse. Le voudrez-vous à point, lorsque tel un fruit mûr je serai prêt à être cueilli, lorsque tout en moi se tendra vers vous? Préférerez-vous la facilité d’un cœur meurtri, couvert de bleus, par trop d’aventures gâté? Attendrez-vous qu’au désespoir je m’ouvre le corps pour vous donner tel un bijou ce palpitant organe?

Vous connaissant, vous ne serez point trop hâtive, trop pressante. Vous saurez prendre votre temps pour que jamais je ne me braque. Mais prenez garde, très chère, surveillez attentivement ma cuisson, car mon cœur servi trop cuit serait pour vous indigeste, tandis qu’une autre demoiselle saurait sans peine le faire revenir.

Défier les apparences

Il parait que je suis arrivé comme un cheveu sur la soupe, quand personne ne m’attendait. Un accident, comme on dit. Maman était trop vieille, elle n’y croyait pas, et Papa est parti quand il l’a appris. Pas de ma faute, mais on dirait que c’est écrit sur mon visage. Je le ressens à chaque regard de Maman, depuis presque trente ans.

Il parait que bientôt, Maman va partir et que je ne pourrai plus la voir. J’aimerais bien qu’elle m’emmène avec elle mais elle a le regard dans le vague chaque fois que je le lui demande.

Il parait que je suis socialement inadapté. On m’appelle bon à rien, poids mort, boulet, instable. Je ne travaille pas, mais Maman a quand même quelques sous grâce à ma pension. Personne ne sait que j’invente des histoires, je ne les raconte à personne puisque personne ne m’écoute. J’aimerais pouvoir les dire à des enfants, que j’imagine plus gentils et plus doux que les adultes, et surtout avec plus d’imagination…

Il parait que pour mon bien je vais aller moi aussi en voyage, dans un centre avec des gens comme moi. Que c’est mieux pour tout le monde. Évidemment, on ne me demande pas mon avis, c’est une constatation. Maman est vraiment trop vieille pour s’occuper de moi, elle est très fatiguée. Je sais bien que je la fatigue, elle me le dit souvent.

Il parait que là où je vais, les gens sont gentils mais que je n’en sortirai pas tant que je n’aurai pas une insertion socio-professionnelle. Je pense aussi que là bas, personne ne me connaît. Je ne suis plus obligé d’être l’inadapté. Peut être que par rapport aux autres, je serai ouvert. Je serai dégourdi. J’ai de l’imagination. Peut être que je pourrai être créatif, communicatif. Et peut être qu’un jour, je pourrai vivre.

Je n’ai donc plus le choix. A moi de défier les apparences. Avec aplomb.

Caracoles

Elle tourne, s’étire, virevolte, tourbillonne, accrochée à mes pas. Dans ma danse pour la semer, je n’arrive qu’à l’entraîner, plus aérienne que moi, plus élégante aussi. Elle saute toujours plus haut, se glisse plus bas, enchaînant les caracoles comme d’autres les verres de bière. Quand je titube, elle tourne, quand je marche à grands pas, elle marche à pas de géant. Avec elle, je ne suis jamais seule, elle ne me quitte pas, que je le veuille ou non. Parfois elle se dissimule, sous un arbre ou dans un coin, mais je sais bien que, quelque soient les ténèbres qui m’entourent, elle n’est jamais très loin. Elle attend de pouvoir se donner en spectacle à ma place, de tourner, jouer sur les pavés. Et elle a bien raison d’essayer d’attirer ainsi l’attention, vu que les regards, les paroles et les sourires sont pour moi, toujours. Elle, fille de l’ombre qui aime tant la lumière ne brillera jamais, à part peut être à travers moi. Et alors les feux des projecteurs la démultiplieront et la grandiront encore pendant qu’ensemble on tournoiera, et que ses cabrioles seront immortalisées derrière les miennes.

Le commerce des losanges

Thomas entrouvre la porte de la boutique et s’arrête sur le seuil, intimidé. Tout autour de lui, du sol au plafond se trouvent des centaines de losanges colorés, faits de papier, de tissu, ou de matériaux que Thomas ne connait pas. Certains reflètent la lumière, si bien que même si la boutique n’a qu’une petite fenêtre, elle semble étinceler de l’intérieur.

Un vieil homme attend en souriant derrière son bureau. Il sait que ses clients ne sont pas pressés et qu’ils ont envie de s’approprier ce lieu et ces objets avant de demander conseil. Le regard de Thomas est attiré par un des cerfs-volants rouge et vert, il croit voir un dragon qui s’envole, mais ce n’est que son imagination. Le vieil homme regarde attentivement le petit garçon, et, quand il sent que celui-ci est prêt, il actionne une manivelle qui met en mouvement tous ces cerfs-volants jusqu’ici immobiles. On dirait qu’un léger souffle de vent donne vie aux objets, que ce ne sont alors plus de simples losanges faits de baguettes de bois et de tissu mais de réels oiseaux, insectes, dragons… Une espèce de pic-vert se pose doucement sur l’épaule de l’enfant émerveillé. Il ose à peine bouger tant il est subjugué par ce qui se passe autour de lui. C’est maintenant un nuage d’êtres volants qui tournent autour de Thomas. Au comble du ravissement, il ferme les yeux.

La boutique a retrouvé son calme, chaque objet a repris sa place, et le vieil homme semble n’avoir jamais bougé. Seul le cerf-volant à l’effigie d’un pic-vert, maintenant dans la main de l’enfant, lui rappelle la magie qu’il a vue ici il y a à peine quelques instant. Thomas se frotte les yeux, pour être sûr qu’il n’a pas rêvé. Puis, avec un haussement d’épaules, il s’approche du comptoir et fouille ses poches pour trouver le peu de monnaie qu’il lui reste. Il ne retrouve qu’une petite pièce et un ticket de bus, les pose devant lui avec son plus beau sourire et guette la réaction du commerçant. Le vieil homme, avec un clin d’oeil, ramasse la monnaie et raccompagne l’enfant à la porte. Thomas s’arrête sur le seuil pour fixer sur ses rétines l’image de cette boutique unique à ses yeux. Puis il se concentre sur le trésor qu’il a dans les mains et remercie le vieillard, mais celui-ci a déjà disparu, laissant Thomas seul sur le trottoir.