Le retour de la dame de pique

Comme une gifle en pleine face, une étreinte de connivence ou un coup de poing au ventre, elle accueille avec un plaisir malsain les vers exutoires. Une chanson inspirée d’elle, vengeance bien méritée écrite par un ami blessé. Les incompréhensions et les connexions s’assemblent pour la peindre en tableau – forcément déformé. Qu’importe. De la fascination à la brûlure, des envolées euphoriques à la frustration, n’est rapportée -hélas- que la conclusion. Elle apprécie le geste, salue le courage, même si pour être honnête, elle ne pense pas mériter tant d’intérêt. En voilà une qui a compris que pour haïr il faut une bonne dose d’espoirs déçus. Pas très fière, la dame, de les avoir provoqués par maladresse, trop blessée qu’elle était elle-même pour seulement imaginer son pouvoir dévastateur. N’a pas ouvert les yeux à temps, a fait machine arrière en moins de deux. Égratignant à tout-va par la même occasion.

Une fois remis tout ça à plat, on se rend compte qu’il y avait pas mal de perspectives, d’aspérités, d’écorchures dans cette amitié en gestation. Les nerfs à fleur de peau, ils ont tiré à balles réelles, massacré à la tronçonneuse sous le couvert de mots jetés pour le style ou en guise d’armure. Étaient-ils pour autant adversaires ? Qui gagne, qui perd dans ce genre d’histoires ; sur quels critères se baser ? Une dame de pique et un joueur de go peuvent-ils seulement jouer ensemble?

Si pour passe-temps elle romance la vie, mélange réalités, ressentis, figures de style, elle n’en est pour autant pas moins sincère, n’en a pas moins le cœur qui palpite. Si la dame de pique trompe son monde, c’est surtout en lui cachant au mieux ses faiblesses. Elle sait se faire aussi forte qu’elle voudrait, grenouille intimidant le bœuf avant que de se faire piétiner. Elle dirige sa troupe, stimulant, flattant, râlant pour la forme et gardant au passage un minimum de prise sur son environnement. Et fuit coûte que coûte les situations qui la mettent en péril.

Mais parfois il arrive, quand la personne en vaut la peine, quand le temps patiemment calme ses tempêtes, que la dame de pique regarde en arrière, se pose, essaie de corriger ce qui peut l’être, de réparer les pots cassés. Et de vivre le chapitre suivant.

Confidence pour confidence

Des peurs irrationnelles contre des intuitions bien légitimes. Des petits riens contre les dernières nouvelles. Des vagues à l’âme contre des espoirs fous pour des paroles, poses et soupirs disséqués. De nouveaux projets de vie contre une coupe chez le coiffeur. Des larmes pour une chanson-souvenirs contre une recette de cuisine. Des souvenirs contre des désirs à personne d’autre avoués. Des détails du passé à assembler contre des peines secrètes. Des drames de vie qu’on ne pensait pas avoir à affronter un jour contre des fous rires pour un mot déformé. Des conseils avisés contre des envies de tout plaquer. De la confiance en soi par litres contre une complicité de toujours. Trois mots prononcés à la hâte contre des heures à tuer. Le dernier film à voir contre des livres à relire. Le travail, les amis, la famille contre une solitude ressentie sans trop savoir pourquoi. Les derniers ragots  contre un quart d’heure de philosophie.

Des brins de vie partagés au gré des lettres, textos, appels et trop brèves visites. À chaque pas, grand ou petit, le démon reste campé sur l’épaule gauche, pour nous rappeler qu’on ne sera jamais seules, qu’on vit ensemble, malgré tout. De petit rien en petit rien, nous restons côte à côte, l’une pour l’autre à jamais irremplaçable.

Chacun ses démons

Quand il est seul, que son esprit vagabonde, qu’une pause s’impose dans le fil de ses pensées, il entend des murmures à son oreille. Une voix très douce lui promet mille choses, lui tient compagnie et lui offre une autre vision du monde. Un monde où il serait compris, un monde où tout serait envisageable. Cette voix lui sussure d’autres possibles quand son quotidien s’enroutine. Parfois il tente de recouvrir cette voix de musiques, parfois il se laisse engloutir, plonge tout entier dans cet océan fantasmatique.

Par-delà le vacarme fracassant de sa vie frénétique, des images stroboscopiques s’imposent à son esprit. Des dizaines de vies en simultané, aucun choix à faire, tout vivre, tout, le meilleur comme le pire et faire le tri à posteriori. Pas de questions à se poser, “et si j’avais”, “vaudrait-il mieux” ? À chaque instant jouir de cent ans, sans remords ni regrets. Parfois elle oublie qu’elle n’en a qu’une, de vie. Que chaque décision a quelques conséquences. Elle gère, de toutes façons. Comme si ça n’avait pas d’importance. Quoi qu’il en soit, elle prend chaque virage sur le sentier, essaie de profiter pleinement de son temps, moyen pour elle de le multiplier. Sans perdre de vue ces vies parallèles qui défilent dans le rétroviseur, des fois qu’elle soit tentée de couper à travers champs. Ces milliers d’images sont autant de soupapes. Si elle est là où elle est, c’est que c’est la meilleure place qui soit, non?

Côte à côte, ils avancent cahin-caha sur la route qu’ensemble ils tracent. Leurs mains réunies apaisent les voix, ralentissent les images. Les envies d’ailleurs s’estompent pour un temps devant l’histoire en devant de scène, deviennent le bruit de fond valorisant par contraste l’action principale. Les nécessaires parasites sans lesquels le film de leur vie leur paraîtrait plutôt fade, prévisible ou linéaire.

Un arrêt nommé désir

Un bus passe. Une fois de plus, aucun ne bronche. Ils font mine de ne pas l’avoir vu, de peur d’autoriser le temps à filer en cascades. Chaque quart d’heure qui passe les rapproche plus sûrement de l’instant où l’un des deux lancera le fatidique “je crois qu’il est temps que j’y aille”. Chacun espère que ce ne sera pas pour ce bus là. Plus tard sera toujours mieux que maintenant pour être raisonnable.

Pour l’heure, les mots s’enchaînent, les idées s’entremêlent, les confidences se déversent à un rythme soutenu. Bus après bus, l’envie de tout connaître de l’autre est attisée. Les cœurs se dévoilent pour capter l’attention, le temps d’un bus supplémentaire. Comme la dernière phrase d’un chapitre qui nous oblige à entamer le suivant.

Au lieu de s’égoutter lentement, les minutes s’étirent généreusement avant de se jeter par lots entiers dans les rapides, brèches percées dans le tissu du rêve par la réalité vrombissante du moteur. À défaut d’être avoué, l’intérêt pour l’autre peut être mesuré en nombre de bus volontairement ignorés, jaugé à l’ardeur qu’ils mettent à éviter de regarder la pendule. Comme si cela pouvait suffire à tout dire, comme si ces milliers de mots lancés pour tenter de retenir le temps pouvaient remplacer ceux qu’ils n’ont pas le courage de prononcer…

Obsession

Laisse moi plonger dans tes yeux. Chamboule moi de tes sourires. Enivre moi de ton odeur. Aujourd’hui encore, je guette un signe, une occasion d’alimenter mes fantasmes, débrider mon imagination. Cette nuit encore, tout me sera permis. Tes bras autour de moi, ma langue sur ton corps, ma peau sous tes caresses.

Cette nuit, je t’ai tout appris. Et pourtant, certains de tes talents ont provoqué chez moi quelques palpitations et de grands afflux sanguins. Tour à tour objet à ta merci et chef virtuose de tes désirs, nos ébats me laissent au réveil un goût salé en bouche et une vague sensation de bien être.

Dans le grand jour de l’après midi, je scrute ton visage ingénu et soutiens sans sourciller ton regard clair. Tu ne te doutes de rien. N’en auras jamais l’occasion. Sans penser un instant à un quelconque interdit, à une morale de comptoir, il n’y aura jamais de nous. Ton ignorance de mes pensées vagabondes garantit la pérennité de mes évasions nocturnes. Je ne laisserai donc aucun demi-mot, aucune ambiguïté s’immiscer entre mes délires et la réalité, de peur qu’ils ne les rapprochent. Ton innocence préservée, tes découvertes à point nommé seront ma récompense pour avoir su, contre vents et marées, apprécier l’ombre protectrice du secret de mon âme.

En attendant, tu t’assois près de moi, ta jambe frôle la mienne. Je contiens mon émoi. Il sera toujours temps de le cultiver dans quelques heures du fond de mon lit.