Veuve

Aujourd’hui, elle a vu son mari réduit en cendres, mis dans une petite boîte rangée sur une étagère du caveau familial, où elle finira par le rejoindre un jour ou l’autre. Il y a à peine une semaine, juste avant les fêtes de Noël, elle apprenait la mort de celui qui a vécu avec elle pendant plus de soixante ans. Elle n’a pas pu verser une larme pour libérer son coeur lourd. Il faut bien dire que sa mort est loin d’être la première, elle a déjà perdu ses parents, son frère, son petit-fils et quelques amis. Elle a l’âge de ceux qui saluent la mort régulièrement, prenant leur place dans la file d’attente.

Durant cette semaine, elle n’a pas eu une minute à elle, accomplissant toutes les formalités qui mine de rien la tenaient occupée, l’empêchant de sentir le vide à ses côtés. De concessions en procession, la journée est passée. Surréaliste réunion de famille, où les conversations sont finalement les mêmes qu’aux mariages et naissances qui marquent la vie de ces personnes unies par le fil ténu du sang coulant dans leur veines.

Sordide crémation effectuée en deux temps trois mouvements. La tige métallique poussant le cercueil sur les rails jusqu’au four est revenue seule à sa place, impassible faucheuse moderne, attendant le prochain défunt. Moins d’une minute après, le rideau se ferme, fin du spectacle, tout le monde dehors.

Ce soir, elle rentre seule. Cela fait bien deux mois qu’elle est seule chez elle, depuis l’hospitalisation de son conjoint. Mais durant ces deux mois, elle se levait pour aller le voir, pour essayer d’égayer son quotidien, pour vérifier qu’il était entre des mains compétentes. Elle se faisait du souci pour lui. Elle va devoir apprendre à se faire du souci pour elle. À vivre pour elle. Seule. S’organiser sans lui, meubler sa solitude. Lorsque l’effervescence de cette semaine retombera, elle va devoir apprivoiser la compagne qui ne la quittera plus, remplaçant la présence rassurante de son amour de toujours, avec qui, elle l’avoue, elle ne se chamaillait guère. Accepter la disparition de celui qui l’a aimée de sa toute jeunesse à ses vieux jours. Qui a, au sens littéral, partagé sa vie.

Elle sait qu’elle est loin d’être la seule veuve, que les autres s’en sortent, continuent leur vie. Alors, forte, elle poursuivra sa route, sans se plaindre, comme elle l’a toujours fait.

Le garçon d’à côté

Son boulot, c’est barman. Vie décalée, il part travailler quand on va se détendre en terrasse. Il prépare ses cocktails, fait un peu de service, il surveille la salle et apaise les tensions, il est un peu psychologue, un peu dragueur. Il profite de sa position et fait en sorte que les clientes se sentent importantes. Il sait vendre. A l’occasion, il roule des mécaniques pour intimider un gars un peu lourd, veille à ce que tout reste en ordre dans “son” bar. Il anime les soirées, sait se mettre en scène pour les gros évènements, il a conscience qu’il représente l’image du bar en toutes circonstances.

Le soir, après le service, il boit un verre avec ses collègues. Il sort en boîte, paie rarement ses consommations tellement il est connu dans le milieu. Il considère que nombre de ces soirées font partie de son travail, pour entretenir le réseau social de son patron, pour promouvoir l’image de son bar. Même quand il boit un verre en terrasse, il travaille dans sa tête, commente le service, la qualité des cocktails servis, le standing de l’établissement et les prix pratiqués. Il vit dans un autre monde que le mien, à un autre rythme que le mien. Si l’on ne s’était pas connus avant, on ne se serait sans doute jamais vus. Peut être juste croisés au coin d’une rue, moi partant travailler, lui rentrant se coucher. On serait passés à côté l’un de l’autre, alors que derrière ses manières parfois cavalières, je sais que c’est quelqu’un de bien. Et je suis contente qu’il fasse partie de ma vie.

Le temps

Je n’avais jamais le temps, en tous cas pas assez pour vous qui en aviez trop. Je me disais “le week-end prochain, c’est sûr, je les appelle”. Et puis je n’y pensais plus, absorbée par ma vie, entraînée par mon rythme de choses à faire, pas si importantes mais bien souvent pressantes. Je pensais que du temps, tu en avais, même si quelque part j’avais conscience que le compte à rebours était lancé. Le temps t’est maintenant compté ; jours, semaines, mois, années? Qui peut le dire? A moi de te donner ce que tu n’as pas demandé : du temps pour toi, du temps pour rattraper celui qu’on a perdu, ces années envolées. Il n’est pas trop tard, mais j’ai l’amer sentiment que j’aurais pu faire plus, que j’aurais dû être là, même si ma vie n’était pas avec vous.

Je sais bien qu’on ne vit pas au même rythme, que mes visites seront bien espacées pour toi qui vois le temps défiler. Mais je ferai du mieux que je peux pour partager avec toi un peu de mon temps, pour que tu saches au moment de partir que pour moi tu comptais vraiment.

C’est compliqué

Tenir sa fourchette, d’une seule main. Mettre dessus en équilibre plus ou moins stable un peu de nourriture. Monter le tout, lentement ou au contraire très rapidement, jusqu’à sa bouche. Ouvrir celle-ci et calculer la trajectoire exacte de la main pour que la fourchette entre dans la cavité ainsi créée au moment où elle est la plus grande. Refermer la bouche, attraper les aliments déposés sur la fourchette sans en oublier et ressortir la fourchette. Bien mastiquer, penser sa respiration pour qu’aucune particule de nourriture ne puisse passer dans les voies aériennes. Avaler lorsque la bouchée est réduite en morceaux assez petits.

Recommencer, à chaque fois, doser précisément la force exacte nécessaire à chaque étape, la juste trajectoire, le geste adapté. Finir son assiette en s’aidant de son couteau ou sa cuiller (attention à bien coordonner ses deux mains). Et c’est le même manège trois fois par jour.

Se nourrir, un geste simple, banal, habituel et nécessaire. De notre point de vue. Mais pour Gustave, nonagénaire, et Myriam, deux ans et demie, cette expérience mobilise toute leur concentration. Dans le cas contraire, l’accident arrive vite, avec des conséquences différentes mais au final, la même frustration.