Petite maman

Parfaite petite cuisinière à douze ans, c’est près de toi que j’ai appris le plaisir des bonnes choses. Lécher la pâte crue pendant que tu enfournais le gâteau du quatre heures. La fabrication de glaces à l’eau. La cuisson parfaite du fondant au chocolat. Et la présentation irréprochable, que je ne maîtriserai jamais aussi bien que toi.

Dès que l’occasion se présentait, tu étais grande sœur jusqu’au bout des ongles. Surveillance plus que laxiste pour m’apprendre à dire non moi-même. Leçons de maquillage à treize ans, qui m’en faisaient paraître seize. Leçons de choses pour me mettre à la page du vocabulaire et des mœurs de mes pairs. Et puis les leçons de morale à toutes les deux, pour montrer que c’était toi la grande. Sans oublier les inénarrables “j’ai eu les parents pour moi toute seule pendant trois ans” qu’on ne manquera pas de te ressortir à bon escient.

Un peu trop souvent, tu endossais le rôle de ménagère qui manquait tant à la maison. Maîtresse très contestée en son domaine, tu n’en étais pas moins organisée, efficace, pleine de bon sens. Tu faisais tourner l’affaire, recousais les vêtements, cuisinais et lavais, bien souvent de bonne grâce, parfois la rage au cœur. Indispensable à tous, tu en profitais pour distribuer les tâches que tu jugeais ingrates, en espérant que ça passe, parce que tu n’allais quand même pas tout faire.

Dans quelques accès de colère, tu redevenais illico l’enfant que tu étais censée être. Crises de jalousies, scandant le “c’est pas juste, je devrais avoir plus de droits, avec tout ce que je fais pour vous”. Bouderies, arbitraire, tentatives de despotisme et pour finir, la raison qui revient. Tu retrouvais ta place, que tu avais bien du mal à définir mais que tu n’aurais finalement échangé pour rien au monde.

Nostalgie

Bon anniversaire Grande Sœur Terrienne

Cadeau !

Alors c’est ça, vieillir ? Pleurer comme une madeleine en entendant par hasard une chanson qu’on avait enfouie sous une centaine de couches de vie. Petite chanson oubliée d’un temps qui n’était même pas plus heureux que la suite, loin de là. Temps qu’on avait fui avec entrain, pour découvrir avec délice ce que le monde avait à nous offrir. Et pourtant, une mélodie et quelques paroles font monter irrésistiblement les larmes tandis que la gorge se serre. Lentement mais sûrement, le raz de marée submerge tout sur son passage et fait place nette aux sourires attendris.

Formidable capacité qu’a l’être humain de ne garder que le meilleur de ses expériences. Chamailleries d’enfants, solidarités opportunistes et changeantes, émotion autour d’un professeur exceptionnel qui s’en va, gâteaux du dimanche après midi, temps passé à ne rien faire sous le regard exaspéré des parents, jeux qui ne paraissent innocents qu’à nos yeux d’adultes amnésiques. Interminables voyages pour ne vouloir aller qu’à la piscine du camping, batailles à coups d’ongles et de cheveux tirés, vélos-chevaux qui nous amenaient partout à une vitesse folle, garages explorés lumière éteinte pour plus de frissons, cabanes défendues contre les gamins de l’immeuble d’à côté, petits coins en bordure de la route du retour qu’on croyait plus sûrs et secrets que tout le reste du monde.

Toute une enfance qui nous revient en pleine gueule sur trois accords, enfance qu’on a quittée sans retour possible, sans réparation, sans deuxième chance, sans amélioration. Juste des souvenirs à trier, à relier avec des bouts de présent, à raconter à nos futurs si le cœur nous en dit. Une enfance épurée de tout ce qui l’a rendue détestable, ça donnerait presque envie d’y retourner pour voir. Alors on pleure parce qu’on ne peut pas. Au mieux on pourra fabriquer quelques souvenirs sympathiques à d’autres enfants, qui les regretteront aussi une fois adultes si on a bien œuvré.

I’m kissing you

Quelques notes de piano avant l’arrivée du violon. Ton bras tendu sur lequel courent mes doigts. Confortablement installée dans ton lit, la main tendue pour conjurer ma peur. Tandis que tu sombres petit à petit dans le sommeil, je m’accroche à cette main pour oublier. Le trou béant. La panique irrationnelle. Grattouilles, grattouilles, je focalise mes pensées. Ne pas tourner la tête, ne pas voir l’espace plein d’ombres sous ton matelas. Ne pas imaginer tout ce qui pourrait sortir de sous ton lit. Et qui serait bien obligé de passer sur ma couche pour venir te croquer les pieds. Prions pour que je les intéresse moins… Accrochée à ta main, j’écoute désespérément cette musique qui t’endort et me rassure. Un impératif : m’endormir avant la fin du disque. Ne pas entendre les murmures qui me réveillent en sursaut sur la dernière chanson. Sinon je suis bonne pour veiller tard, les yeux grands ouverts, immobile et paranoïaque. Scrutant de toutes mes oreilles le silence qui débride mon imagination, enveloppe mes terreurs nocturnes, et m’emmène mine de rien au petit matin où le soleil chasse enfin les monstres et m’accorde un peu de repos.

La décision

Je me suis pris le divorce de mes parents en pleine gueule. Bien sûr il n’y avait pas que ça, mais j’ai toujours pensé que sans cette séparation, il n’y aurait pas eu de dommages collatéraux. J’ai imprimé dans chaque parcelle de moi cette déchirure, cette haine, ce vide. Et, très logiquement, je me suis jurée depuis ce jour de ne jamais faire vivre ça à mes enfants. De leur construire un foyer stable, de les entourer d’amour et surtout qu’ils aient toujours près d’eux leurs deux parents. Unis.

Et me voilà, vingt ans plus tard. Vingt-cinq ans, une fille de trois ans et un choix à faire. Au moment précis où des années de mensonges dévoilées m’amènent la certitude qu’il ne peut être le bon. Ni un bon compagnon, ni un bon père pour cette petite. Et surtout, pas le bon. Il n’est pas celui avec qui je pourrais effectivement construire un havre d’amour, celui avec qui je m’imagine dans vingt ans, celui avec qui j’envisage de passer ma vie après que les enfants soient partis. Donc. Quand pour tout le monde la rupture parait inévitable. Quelle petite fille dois-je trahir? Celle à qui j’ai promis ou celle dont je suis responsable? C’est évident, mon enfant passera toujours avant. Mais pour elle, quelle est donc la meilleure solution? La moins pire décision? Tandis que je m’apprête à bouleverser sa vie et la mienne, je sens que je ne pourrai jamais savoir ce qu’aurait donné l’autre option. S’il existe un putain d’instinct maternel, c’est le moment de me dicter ce que je dois faire. Et surtout, m’aider à supporter, chaque jour qui suivra, les conséquences de cette coûteuse décision, et consoler la petite fille qui pleure bien cachée au sein de ma forteresse.

En espérant qu’un jour elles comprennent et me pardonnent, je m’apprête à me conduire, finalement, en adulte responsable.

Merci facteur !

Au courrier, ce matin, une carte de toi. Après une semaine à scruter la boîte, à attendre le facteur, mon impatience est enfin récompensée. L’enveloppe un peu plus rigide que la normale me rassure. Sacro-saint rituel, je ne l’ouvre pas de suite. J’attends d’être à l’abri de ma chambre pour décacheter l’enveloppe, examiner la carte et me plonger dans sa délicieuse lecture. Je me réjouis de l’image que tu as pu choisir pour moi. J’apprécie chaque mot posé, bribes du quotidien, complices bavardages cryptés, uniquement à moi adressés. Ces mots écrits valent mille chuchotements dans un quelconque combiné. Nulle oreille indiscrète pour nous déranger. Cent cartes à lire et relire pour me rappeler que toujours tu penses à moi. J’en tapisse les murs de ma chambre pour m’entourer de toi. De toi qui manques à ma vie. De toi qui coûte que coûte m’accroches, bouée salvatrice dans ma brève existence déjà bien compliquée. De toi qui seras à tout jamais une part de mon cœur, de mon être, et pas des moindres.