Une journée pour sauver l’humanité

Je me suis levé tard ce matin. Tête dans le brouillard et sensation tenace d’oublier quelque chose. Peut être que j’aurais dû faire moins de folies hier soir. C’est pas si grave, après tout, c’est pas la première fois. Direction le canapé pour un café pas mérité mais requinquant. Je regarde brièvement ce qui se passe dans le monde avant de me lasser, comme toujours. Je sors prendre un peu l’air, ça me fait du bien mais je suis un peu désœuvré. Direction le canapé pour une sieste improvisée.

Vingt heures sonnent déjà, je n’ai pas vu le temps passer. Je vais me chercher une petite bière dans le frigo pour me motiver un peu pour la soirée. Et je vois le petit mot sur le frigo, pense bête laissé à mon intention par quelqu’un qui sait où me trouver. “N’oublie pas que tu n’as que jusqu’à ce soir pour sauver l’humanité. Bisous, Papa”.

Ah oui, c’était donc ça, ce que j’avais oublié. Vingt heures. La flemme. Bah qu’ils se débrouillent tous seuls. Au pire, Papa recommencera demain, c’est tout.

Et Dieu créa ma femme

Pensant qu’il manquait quelque chose à ma vie, Dieu créa un être magnifique, pur, doué d’intelligence. Il crut bon de m’unir officiellement à elle afin que je puisse assouvir certaines envies charnelles. Dieu venait de créer ma femme et dans un premier temps, je ne m’en plaignais pas. Et puis j’ai fini par comprendre. Tellement fou d’elle, je ne la quittais pas d’une semelle. Je n’osais la laisser seule de peur que d’autres ne la volent. Pour lui plaire, je devins exemplaire, arrêtais certaines manies qui jusque là ne me dérangeaient guère.

Dans son intelligence divine, Dieu venait de trouver le mouchard idéal.

Dix ans plus tôt

Tu me voudrais docile, je n’en fais qu’à ma tête. Tu me voudrais serviable, j’assure le strict minimum. Tu me voudrais reconnaissante, je n’oublie pas que comme nous tous, tu pensais à toi avant tout et les mercis que je peux distribuer ne te conviendront jamais. Tu voudrais que je sois ton faire-valoir, jamais pourtant tu ne pourras revendiquer ma réussite, elle ne t’appartient pas. Tu me voudrais souriante, j’offre ma joie de vivre à d’autres. Tu me voudrais pantin, jamais ma volonté ne m’a quittée pour te résister.

Tu auras beau essayer, tu auras beau crier, tu auras beau me forcer, je ne serais jamais celle que tu veux que je sois.

ADN en partage

Petite fille penchée sur mon berceau, tu m’as offert bien plus qu’un don de bonne fée. Un amour incompréhensible, inconditionnel, irraisonnable. Tu es là depuis le début, tu as vécu avec moi un bon nombre de premières fois : premiers sourires, premiers pas, premiers mots, premiers cauchemars. Tu as vu aussi pas mal des suivantes. Tu suis ma vie, je suis la tienne, on n’est jamais bien loin l’une de l’autre, pour se soutenir, se rattraper, se réparer. S’entraîner, s’élever, s’ouvrir.

On partage tellement plus que des fragments identiques de doubles hélices, que “des paires de gants, des paires de claques”, même s’il y en a eu, c’est vrai. Aussi bien des gants (et des T-shirts, des chaussettes, des jupes, des écharpes, des pulls, des chaussures…) que des claques (…). Si souvent tu as apaisé mes “peurs du noir”, et séché mes “joues mouillées”. Je t’ai rendu la monnaie et ai soigné ton cœur meurtri, t’ai poussée à assumer ce que tu voulais. Tu m’aides à y voir clair, tu me rends la vie ensoleillée. Je te sers de coach à l’occasion, je suis honnête parce qu’on peut se le permettre. Tu es ma béquille, je suis ton tuteur. Ou l’inverse. Et l’inverse.

On peut s’en prendre à la vie de nous avoir trop tôt séparées. Je peux aussi lui dire merci de nous avoir si intimement liées. Une complicité à toute épreuve, des retrouvailles débordant d’enthousiasme, aucune lassitude. Des embrouilles de gamines, du chantage, de la jalousie, des réconciliations, des fous rires, de la proximité, des chatouilles, des secrets partagés, de la télépathie. Tourbillon concentré sur deux jours, nous avons vécu toute notre enfance en accéléré. Pas de quotidien partagé, mais des rites inventés, pour faire oublier l’absence intolérable, pour faire déborder comme un raz de marée cet amour qui me parait durer depuis toujours et que je n’imagine pas perdre avant la fin.

Tu n’es pas “la moitié de moi”, tu n’es pas mon amie. Tu n’es pas un double, un miroir. Âme sœur s’il en est, tu es le roc inébranlable, inamovible, qui restera à mes côtés lorsque, les années passées, nous ferons le bilan de nos vies. Dans le chaos ou le monde stable que nous avons fabriqué, tu es ma seule certitude.