Tournée

“C’est ma tournée !” annonce le patron de la boite où je travaille. Resto entre collègues, je ne sais pas s’il parle du repas ou des apéritifs que vient de nous apporter la serveuse. Je suis nouvel arrivant dans cette entreprise, stagiaire depuis une semaine et pour neuf mois, je ne veux pas me faire remarquer et ne pose pas la question. Dans le doute, au moment de commander, je prends un plat du jour, que j’envisage de ne compléter qu’avec un café, histoire de me donner contenance au moment du dessert, lorsque mes collègues plus fortunés feront bombance.

Au cours du repas, j’essaie de prêter attention aux conversations qui fusent autour de moi, je n’ose placer les remarques que j’ai en tête, je me fais violence pour ne regarder que le contenu de mon assiette et non les plats qui défilent devant moi. Je me fais mentalement la réflexion que mes collègues gagnent bien leur vie, mais comme mon plat n’est pas mauvais, je ne me plains pas trop.

En fin de repas, j’ai fait connaissance avec mes proches voisins, je me sens plus détendu et j’ai même sorti une ou deux blagues. Je suis heureux d’avoir participé à cet évènement organisé par la boite, j’en fais part à mes collègues. Lorsqu’ils me disent que c’est une formidable occasion de s’en mettre plein la panse aux frais de la princesse, je comprends deux choses : non, ils n’ont pas les moyens de se payer ce genre de repas en temps normal, et oui, c’est le patron qui nous invite, j’aurais pu en profiter au lieu de manger cette stupide bavette à l’échalote. D’ailleurs mes collègues sont surpris de me voir aussi peu gourmand, ils pensaient vraiment que le message était clair et voient en moi le gars désintéressé qui les fait passer pour des opportunistes.

Ca commence bien…

La cité des anges

Le ciel est bleu ce matin. A vrai dire, le ciel est bleu tous les matins. Et tous les après-midis. Et même tous les soirs. Je suis sûr que la nuit, le ciel reste bleu, il ne doit jamais faire nuit noire. Mais la nuit, ici, tout le monde dort, et il n’y a personne pour s’en étonner. Les seuls nuages que l’on aperçoit dans ce ciel d’azur ont tous des formes assez marquées pour que notre imagination travaille. Un dauphin ici. Et là, un château. Je reconnais encore un lapin, un tournesol, un dragon, un sapin, une fourmi, une Ferrari, la fée Clochette, un éléphant,  et Jessica Alba. Lassé de ce jeu, je descends jusqu’à la plage. Il fait assez chaud pour que l’idée de se jeter à l’eau soit alléchante, mais une agréable brise évite que l’on souhaite se damner pour un plongeon.

En quelques secondes, je suis prêt et me dirige vers cette calme étendue d’eau. Lorsque mes pieds sont mouillés, je n’ai pas besoin de faire de pause pour m’habituer à la température. L’eau est tiède. Presque trop, même. Je me lance à l’eau, mais en faisant attention à ne pas mouiller mon auréole. Je fais quelques brasses avant d’être rejoint par un jeune dauphin. Pour lui faire plaisir, je joue un peu avec lui. A califourchon sur son dos, je l’encourage à faire des bonds. Puis il me laisse près du rivage et je sors de l’eau. Je me laisse sécher au soleil avant de me rhabiller. Je me laisse tenter par le marchand de glaces et repars avec deux boules au caramel.

Je remonte vers le centre ville –entièrement piéton- en passant par le parc. Un parfum de roses flotte dans l’atmosphère, avec une discrète note de jasmin. Écœurant. Je croise quelques promeneurs, on se salue poliment d’un signe de tête. Dans ma tête, discrètement, je leur tire la langue.

Cela fait huit mois maintenant que j’ai rejoint la cité des anges, lieu de retraite des anges les plus méritants. Il est vrai que j’ai toujours fait mon travail d’ange de bon cœur. Je suis devenu un équilibriste hors pair à force de rester perché sur l’épaule droite de tant et tant d’humains en proie à des cas de conscience épineux. J’ai presque toujours su les orienter sur la bonne voie, les plus faibles comme les plus durs, sauf quand le diable en concurrence prenait l’apparence d’un mignon petit chaton. Et encore, une fois, j’ai réussi à arroser ce soi-disant félin d’eau bénie, ce qui a signé ma plus grande victoire et m’a assuré ma place dans la cité des plus grands. Si j’avais su…

Je me dois de l’avouer, maintenant que j’ai fait le tour de cette cité maintes et maintes fois, que je m’emmerde ! Oui, tout est beau, agréable, ergonomique, doux et j’en passe. Oui j’ai droit à un repos bien mérité. Oui, c’est moi qui ai demandé ma villa avec vue sur la mer. Mais enfin, quand je travaillais, sur Terre, je profitais autrement mieux de mes rares et courtes pauses ! Il me parait si loin le temps où on jouait à la belote en se racontant les échecs de ces pauvres humains, « les perles du paradis », comme on les appelait… Et le temps où on regardait ces jolies créatures appelées femmes… Ici, l’asexualité évite les tensions, certes, mais c’est quand même moins agréable à regarder ! Ce qui me manque plus que tout, ici, c’est l’incroyable diversité de spiritueux que l’humanité a réussi à inventer. Avec un faible particulier pour leurs bières, les rousses, évidemment, qui ont autant de goût que leurs femmes ont de charme…

Je marche encore un peu dans ce cadre idyllique, et prépare mentalement la requête que je vais soumettre au grand patron. Je ne sais pas quel marché conclure avec lui, ni même si quelqu’un a déjà essayé de marchander sa retraite, mais je voudrais donner de l’avenir à l’emploi des séniors et reprendre le travail. Oui, certainement, c’est une idée qui devrait mériter réflexion, ce n’est pas comme si les anges connaissaient le chômage, et la concurrence ne nous laisse aucun répit en ce moment… Et en échange, s’il y tient, je pourrai renoncer à jamais à mon droit de vivre le reste de mon éternité dans la cité des anges…