Le silence des marmots

Elles ne sont pas là. Elles ne sont plus là. Les cris, les rires se sont tus. Partie la présence envahissante, accaparante de mes trois enfants. Où sont-elles? Je ne sais pas. Je cherche depuis des mois. Une trace. Une adresse. Questions aux voisins. Pied de grue devant l’appartement de ma belle-famille. Où les a-t-elle emmenées? Jour après jour, inlassablement, je cherche. Je ne renoncerai pas. Jusqu’à ma mort je chercherai. Car sans elles, à quoi bon vivre?

Elle n’aurait pu me faire plus mal. Se servir de l’innocence de mes enfants, les déraciner, les enlever, pariant sur le fait que je ne voudrai jamais leur faire autant de mal moi-même. Et me laisser toujours un doute horrible, perfide, sournois. Jusqu’où irait-elle pour me blesser? Si je les retrouvais sans qu’elle y soit préparée, que ferait-elle pour me punir? Insoutenable idée, je suis prêt à tout lâcher.

En réalité, je pourrais tout oublier maintenant. Tout ce qu’elle a déjà fait. Oublier qu’elle m’a sali. Oublier les tribunaux. Oublier les trahisons. Oublier la main forcée à nos amis communs, l’inéluctable et impossible choix. Tout. Je pourrais tout oublier. Juste pour la certitude que je les reverrai un jour. Pas pour un visage, un sourire, une excuse, non. Juste pour la certitude que je les reverrai un jour.

Jusqu’à ma mort je chercherai. Je me ruinerai s’il le faut. Je ferai tout mon possible et une bonne partie de l’impossible pour retrouver leur trace. J’arpenterai la France entière. Le monde s’il le faut. Je ne chercherai même pas à me venger, à l’écraser, à la juger. J’accepterai l’inacceptable. Pour la certitude que je les reverrai un jour. Car sans elles, à quoi bon vivre?

Le réveil

Un son intense rugit dans la chambre, je me croirais sur un aéroport. Un bruit, mélange de corne de brume et d’avion de chasse au décollage, envahit toute la pièce. Je suis réveillée en sursaut. Paniquée je me demande ce qui se passe. J’ouvre les yeux juste à temps pour voir une hélice en plastique s’envoler d’un socle, également en plastique, d’où semble sortir tout ce vacarme. Horrifiée, je comprends : c’est le nouveau réveil de l’homme qui dort à côté de moi qui vient de sonner. Et si je réfléchis un peu, je comprends également que pour que ce boucan cesse, il faut que je retrouve l’hélice et que je la repose sur son socle. Malin. Vicieux, plutôt. Complètement fourbe.

Attendez, “qui dort à côté”? Oui, c’est bien ça, il a l’air de dormir comme un bébé tandis que j’essaie de calmer tant bien que mal mon palpitant qui s’emballe. Si je veux que le bruit s’arrête, je vais devoir m’y coller. À quatre pattes dans la chambre, je cherche sous le lit l’hélice qui a dû s’y glisser. Je tombe nez à nez avec le chat, qui, loin d’avoir peur, joue avec son nouveau jouet. Et me griffe la main lorsque j’essaie de lui retirer. Enfin, je tiens l’objet, le mal incarné, et je le repose sur sa base. Le bruit s’arrête enfin, l’homme endormi émet un grognement de contentement dans son sommeil, sourit un peu et se repositionne pour mieux dormir. Moi de mon côté, ça y est, je suis bien réveillée. Presque efficace, ce réveil. Direction : le premier carton qui me passe sous la main.

Chérie, où sont mes pantoufles

Éternelle ritournelle du matin, Monsieur cherche ses pantoufles. Évidemment, elles ne sont pas là où il les a laissées hier soir, même s’il est bien incapable de dire où il les a laissées hier soir. Alors, après avoir vaguement soulevé un coussin, regardé derrière le canapé, Madame entend la phrase attendue : “Chérie, où sont mes pantoufles?”.

Et Madame regarde alors ses pieds en rigolant, tout emmitouflés qu’ils sont dans deux jolies pantoufles qui ne lui appartiennent pas.

ADN en partage

Petite fille penchée sur mon berceau, tu m’as offert bien plus qu’un don de bonne fée. Un amour incompréhensible, inconditionnel, irraisonnable. Tu es là depuis le début, tu as vécu avec moi un bon nombre de premières fois : premiers sourires, premiers pas, premiers mots, premiers cauchemars. Tu as vu aussi pas mal des suivantes. Tu suis ma vie, je suis la tienne, on n’est jamais bien loin l’une de l’autre, pour se soutenir, se rattraper, se réparer. S’entraîner, s’élever, s’ouvrir.

On partage tellement plus que des fragments identiques de doubles hélices, que “des paires de gants, des paires de claques”, même s’il y en a eu, c’est vrai. Aussi bien des gants (et des T-shirts, des chaussettes, des jupes, des écharpes, des pulls, des chaussures…) que des claques (…). Si souvent tu as apaisé mes “peurs du noir”, et séché mes “joues mouillées”. Je t’ai rendu la monnaie et ai soigné ton cœur meurtri, t’ai poussée à assumer ce que tu voulais. Tu m’aides à y voir clair, tu me rends la vie ensoleillée. Je te sers de coach à l’occasion, je suis honnête parce qu’on peut se le permettre. Tu es ma béquille, je suis ton tuteur. Ou l’inverse. Et l’inverse.

On peut s’en prendre à la vie de nous avoir trop tôt séparées. Je peux aussi lui dire merci de nous avoir si intimement liées. Une complicité à toute épreuve, des retrouvailles débordant d’enthousiasme, aucune lassitude. Des embrouilles de gamines, du chantage, de la jalousie, des réconciliations, des fous rires, de la proximité, des chatouilles, des secrets partagés, de la télépathie. Tourbillon concentré sur deux jours, nous avons vécu toute notre enfance en accéléré. Pas de quotidien partagé, mais des rites inventés, pour faire oublier l’absence intolérable, pour faire déborder comme un raz de marée cet amour qui me parait durer depuis toujours et que je n’imagine pas perdre avant la fin.

Tu n’es pas “la moitié de moi”, tu n’es pas mon amie. Tu n’es pas un double, un miroir. Âme sœur s’il en est, tu es le roc inébranlable, inamovible, qui restera à mes côtés lorsque, les années passées, nous ferons le bilan de nos vies. Dans le chaos ou le monde stable que nous avons fabriqué, tu es ma seule certitude.

L’abominable homme des plages

Je me retourne sur ma serviette, m’accoude pour pouvoir relever la tête et parler à mon amie. En relevant un peu les yeux, je vois les pins qui bordent la plage, à une quinzaine de mètres au-dessus de moi. Je profite du soleil qui me chauffe, je sens une goutte d’eau qui coule d’une mèche de cheveux sur mon épaule, dans le pli de mon cou. Une ombre me cache le soleil, gênée, je regarde ce qui me trouble. Un homme, seul, est en train de s’installer au dessus de nous. Il accroche son vélo à un pin, étale sa serviette quinze centimètres au dessus de nous et se laisse tomber lourdement dessus, faisant voler un peu de sable.

Je tourne la tête pour essayer de faire abstraction de sa présence relativement envahissante et poursuis ma conversation. Une bonne demi-heure plus tard, je ne prête déjà plus du tout attention à l’intrus. je me tourne donc une nouvelle fois, pour me rendre compte, à ma grande stupéfaction, qu’il est vraiment très près de nous, les jambes complètement écartées, et qu’il ne porte pas de slip sous son caleçon plus que lâche. Je peux donc, le temps de comprendre ce que je vois, admirer un bout de chair tout rose posé sur un objet sphérique et poilu. C’en est trop, je me relève et pars, chassée par l’abominable vision du kiki d’un banal kéké sur la plage.