Mon campus

18h. Le troupeau d’étudiants quitte le campus et vaque à ses occupations. Le campus retrouve sa tranquillité une fois le cortège de voitures passé. Certains retardent l’heure du départ pour profiter plus pleinement de la présence d’un ami ou des salles informatiques.

18h30. Sa tranquillité retrouvée, le campus poursuit sa vie, studieuse et sereine. Je reste là. Le labo aussi se vide, la musique se met un peu plus fort et les fredonnements sortent plus facilement. Ambiance détendue, plaisir de travailler.

Après 20h. Lorsque je sors enfin, il fait nuit et les animaux reprennent leurs droits. Le campus n’est endormi que pour l’humain non observateur, qui ne verrait pas les lapins, les renards ou les écureuils traverser l’herbe à toute allure. C’est l’heure idéale pour croiser un collègue sorti tard, se saluer d’un signe de tête : nous appartenons au même monde, nous nous reconnaissons comme ceux qui finissent tard, ceux qui travaillent quand les autres sont rentrés chez eux.

Après 3h. Le calme du campus est troublé par les cris d’étudiants alcoolisés venus terminer leur soirée dans l’espace de verdure à proximité de leur cité. Il est rare de se croiser tant les déplacements sont aléatoires, mais quand cela arrive, c’est l’occasion de partager un bout de chemin ensemble, de profiter d’une connivence particulière : nous, on connaît le campus de nuit, on connaît sa vie secrète, on est sur la même longueur d’ondes.

8h30. De retour au travail, la vie a repris son cours. Un sourire flotte sur mes lèvres quand je repense à tous les souvenirs que j’ai de ce campus, que je commence à bien connaître…

L’apprentissage de la vie

Elle a douze ans, peut être moins. Mardi dernier, ses parents l’ont amenée choisir un lapin nain, probablement pour son anniversaire, parce qu’elle a été sage ou parce qu’elle a de bonnes notes à l’école. C’est mignon un lapin nain, et ça ne demande pas trop d’efforts d’entretien, juste ce qu’une petite de son âge peut fournir.

Je la rencontre dans la salle d’attente, chez le vétérinaire. Elle a alerté hier ses parents sur le fait que son lapin ne bouge pas vraiment, qu’il est très calme, encore plus que depuis mardi. Le vétérinaire l’a fait sortir de son cabinet pendant la consultation, elle me glisse que son lapin est vraiment gentil. Elle est certaine que le véto va le guérir son petit bout, même si elle est un peu anxieuse. Et si c’était à cause d’elle qu’il allait mal?

L’assistante sort doucement, elle garde son sourire professionnel. Elle s’approche de la petite, lui explique que son lapin va vraiment mal, mais que ce n’est pas du tout de sa faute, vu son état, il était déjà malade quand elle l’a acheté. Rajoute qu’avec son papa, ils retourneront très bientôt à l’animalerie pour se plaindre et échanger le rongeur. Puis elle repart pour assister son employeur, sans même se rendre compte de la grossièreté qu’elle a balancée à cette gamine qui vient d’avoir son premier animal à elle toute seule.

La petite vient de comprendre ce qu’on lui dit, ses larmes coulent instantanément, sans bruit. Elle s’essuie dans son écharpe, essaie de ne pas croiser mon regard avec ses yeux rouges. Je lui propose un mouchoir, elle refuse. Tente de garder une contenance. De ne pas montrer qu’en moins d’une semaine, elle s’y était complètement attachée à cette bête, comme seuls peuvent s’attacher les enfants solitaires aux muets témoins de leurs malheurs incompris. Mais déjà, son père ramène une boîte en carton qui ne s’agite pas. Ravalons nos larmes, il est temps de passer à autre chose.

Veuve

Aujourd’hui, elle a vu son mari réduit en cendres, mis dans une petite boîte rangée sur une étagère du caveau familial, où elle finira par le rejoindre un jour ou l’autre. Il y a à peine une semaine, juste avant les fêtes de Noël, elle apprenait la mort de celui qui a vécu avec elle pendant plus de soixante ans. Elle n’a pas pu verser une larme pour libérer son coeur lourd. Il faut bien dire que sa mort est loin d’être la première, elle a déjà perdu ses parents, son frère, son petit-fils et quelques amis. Elle a l’âge de ceux qui saluent la mort régulièrement, prenant leur place dans la file d’attente.

Durant cette semaine, elle n’a pas eu une minute à elle, accomplissant toutes les formalités qui mine de rien la tenaient occupée, l’empêchant de sentir le vide à ses côtés. De concessions en procession, la journée est passée. Surréaliste réunion de famille, où les conversations sont finalement les mêmes qu’aux mariages et naissances qui marquent la vie de ces personnes unies par le fil ténu du sang coulant dans leur veines.

Sordide crémation effectuée en deux temps trois mouvements. La tige métallique poussant le cercueil sur les rails jusqu’au four est revenue seule à sa place, impassible faucheuse moderne, attendant le prochain défunt. Moins d’une minute après, le rideau se ferme, fin du spectacle, tout le monde dehors.

Ce soir, elle rentre seule. Cela fait bien deux mois qu’elle est seule chez elle, depuis l’hospitalisation de son conjoint. Mais durant ces deux mois, elle se levait pour aller le voir, pour essayer d’égayer son quotidien, pour vérifier qu’il était entre des mains compétentes. Elle se faisait du souci pour lui. Elle va devoir apprendre à se faire du souci pour elle. À vivre pour elle. Seule. S’organiser sans lui, meubler sa solitude. Lorsque l’effervescence de cette semaine retombera, elle va devoir apprivoiser la compagne qui ne la quittera plus, remplaçant la présence rassurante de son amour de toujours, avec qui, elle l’avoue, elle ne se chamaillait guère. Accepter la disparition de celui qui l’a aimée de sa toute jeunesse à ses vieux jours. Qui a, au sens littéral, partagé sa vie.

Elle sait qu’elle est loin d’être la seule veuve, que les autres s’en sortent, continuent leur vie. Alors, forte, elle poursuivra sa route, sans se plaindre, comme elle l’a toujours fait.

Le garçon d’à côté

Son boulot, c’est barman. Vie décalée, il part travailler quand on va se détendre en terrasse. Il prépare ses cocktails, fait un peu de service, il surveille la salle et apaise les tensions, il est un peu psychologue, un peu dragueur. Il profite de sa position et fait en sorte que les clientes se sentent importantes. Il sait vendre. A l’occasion, il roule des mécaniques pour intimider un gars un peu lourd, veille à ce que tout reste en ordre dans “son” bar. Il anime les soirées, sait se mettre en scène pour les gros évènements, il a conscience qu’il représente l’image du bar en toutes circonstances.

Le soir, après le service, il boit un verre avec ses collègues. Il sort en boîte, paie rarement ses consommations tellement il est connu dans le milieu. Il considère que nombre de ces soirées font partie de son travail, pour entretenir le réseau social de son patron, pour promouvoir l’image de son bar. Même quand il boit un verre en terrasse, il travaille dans sa tête, commente le service, la qualité des cocktails servis, le standing de l’établissement et les prix pratiqués. Il vit dans un autre monde que le mien, à un autre rythme que le mien. Si l’on ne s’était pas connus avant, on ne se serait sans doute jamais vus. Peut être juste croisés au coin d’une rue, moi partant travailler, lui rentrant se coucher. On serait passés à côté l’un de l’autre, alors que derrière ses manières parfois cavalières, je sais que c’est quelqu’un de bien. Et je suis contente qu’il fasse partie de ma vie.

Un étudiant, ça bosse énormément

Ah, le bon temps des interminables parties de tarot sur la pelouse de la fac entre midi et deux. Les mots fléchés en arrivant en amphi le matin. Les soirées DVD, jeux, danse et les sorties en ville chaque soir de la semaine. Les nuits de quatre heures en semaine, et de douze heures le week end. Les siestes en rentrant de cours, les “on fera ça demain”, et les trajets de trois heures pour arriver à sa chambre de cité U, tout au bout du couloir. La découverte de la ville, nouvelle, et de ses parcs. Faire ses courses tous ensemble parce que c’est plus sympa ; repartir avec la moitié de ce qu’on voulait et plein de trucs qu’on ne voulait pas. Les repas en commun, les batailles d’eau, de pain, de yaourts au resto U, les chaises musicales en amphi pour être tous ensemble sur le même banc à chaque heure de cours…

Mais aussi les journées de révisions, de sept heures à minuit avec des pauses toutes les quatre heures, ou bien les discussions interminables sur tel ou tel aspect d’un exposé que de toutes façons seul le prof écoutera. Les fous rires nerveux après les TP de dix heures, le sandwich sur le pouce à quinze heures parce qu’on a pas eu le temps de le manger avant. Les compte rendus, les dossiers faits au dernier moment, dans l’urgence, toujours. Parce qu’on en a bien profité avant. Parce qu’on aimait ça, être étudiants, et qu’on le vivait à plein temps.