C’est compliqué

Tenir sa fourchette, d’une seule main. Mettre dessus en équilibre plus ou moins stable un peu de nourriture. Monter le tout, lentement ou au contraire très rapidement, jusqu’à sa bouche. Ouvrir celle-ci et calculer la trajectoire exacte de la main pour que la fourchette entre dans la cavité ainsi créée au moment où elle est la plus grande. Refermer la bouche, attraper les aliments déposés sur la fourchette sans en oublier et ressortir la fourchette. Bien mastiquer, penser sa respiration pour qu’aucune particule de nourriture ne puisse passer dans les voies aériennes. Avaler lorsque la bouchée est réduite en morceaux assez petits.

Recommencer, à chaque fois, doser précisément la force exacte nécessaire à chaque étape, la juste trajectoire, le geste adapté. Finir son assiette en s’aidant de son couteau ou sa cuiller (attention à bien coordonner ses deux mains). Et c’est le même manège trois fois par jour.

Se nourrir, un geste simple, banal, habituel et nécessaire. De notre point de vue. Mais pour Gustave, nonagénaire, et Myriam, deux ans et demie, cette expérience mobilise toute leur concentration. Dans le cas contraire, l’accident arrive vite, avec des conséquences différentes mais au final, la même frustration.

Tournée

“C’est ma tournée !” annonce le patron de la boite où je travaille. Resto entre collègues, je ne sais pas s’il parle du repas ou des apéritifs que vient de nous apporter la serveuse. Je suis nouvel arrivant dans cette entreprise, stagiaire depuis une semaine et pour neuf mois, je ne veux pas me faire remarquer et ne pose pas la question. Dans le doute, au moment de commander, je prends un plat du jour, que j’envisage de ne compléter qu’avec un café, histoire de me donner contenance au moment du dessert, lorsque mes collègues plus fortunés feront bombance.

Au cours du repas, j’essaie de prêter attention aux conversations qui fusent autour de moi, je n’ose placer les remarques que j’ai en tête, je me fais violence pour ne regarder que le contenu de mon assiette et non les plats qui défilent devant moi. Je me fais mentalement la réflexion que mes collègues gagnent bien leur vie, mais comme mon plat n’est pas mauvais, je ne me plains pas trop.

En fin de repas, j’ai fait connaissance avec mes proches voisins, je me sens plus détendu et j’ai même sorti une ou deux blagues. Je suis heureux d’avoir participé à cet évènement organisé par la boite, j’en fais part à mes collègues. Lorsqu’ils me disent que c’est une formidable occasion de s’en mettre plein la panse aux frais de la princesse, je comprends deux choses : non, ils n’ont pas les moyens de se payer ce genre de repas en temps normal, et oui, c’est le patron qui nous invite, j’aurais pu en profiter au lieu de manger cette stupide bavette à l’échalote. D’ailleurs mes collègues sont surpris de me voir aussi peu gourmand, ils pensaient vraiment que le message était clair et voient en moi le gars désintéressé qui les fait passer pour des opportunistes.

Ca commence bien…

Au plus haut du sommet

On était partis en randonnée entre amis, une bande de joyeux lurons, pensant que cette semaine de vacances bien méritée nous décrasserait un peu. Et ce fut le cas ! D’abord enthousiastes, marchant ensemble, nous avons vite senti que la montagne allait nous demander tous nos efforts.

Le groupe n’a pas tardé à se scinder en sous-groupes en fonction de notre niveau. Les premiers, rapides et endurants, partaient en éclaireurs tandis que le gros du groupe marchait de manière régulière. Nous étions deux à fermer la marche, peinant lors des montées, des descentes, et essayant de rattraper notre retard sur le plat. Nous avions vite compris que parler cassait notre souffle, alors nous marchions juste en silence.

Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. Le souffle se plaçait peu à peu sur ce rythme, ne laissant pas de place dans ma tête pour penser à autre chose. Surtout ne pas perdre la régularité. Surtout ne pas s’arrêter. Tenter de poursuivre, sans ralentir, sur ce rythme. Rétrécir les foulées mais ne pas s’arrêter. Entendre son souffle rauque, inquiétant, sentir le sang battre à mes tempes, essayer de tenir encore un peu, de suivre les conseils bienveillants m’assurant que ça passerait si je persévérais.  Et puis craquer, faire une pause pour reprendre son souffle, et tout recommencer. Se remettre en marche pour ne pas ralentir tout le groupe, qui finirait par m’attendre si j’étais vraiment trop à la traîne. Avoir l’impression d’être un boulet, d’être la seule à ne pas y arriver, croire que pour les autres, c’était plus simple. Juste parce que, seule avec mon effort, j’étais incapable de voir les autres.

Et puis arriver au sommet, s’offrir une pause tous ensemble, et profiter de paysages tellement purs, voir les montagnes immuables qui ne méritent d’être admirées que par quelqu’un qui se serait donné l’effort de monter. Partager l’eau, les fruits secs, quelques paroles, et cette vue qu’on a tendance à croire magique après tous ces efforts…

Se relever, toujours trop tôt, et reprendre la marche. Laisser son corps s’habituer peu à peu à travailler, ne plus penser aux jambes, au dos qui protestent. Se concentrer sur sa respiration, parce qu’au final, c’est la seule chose qui compte. Lorsque enfin le corps demande moins d’attentions, la tête peut se permettre de dériver. Quelques pensées se mettaient alors à vagabonder, réflexions décousues sans fil conducteur. C’est beau ce coin, mais si je m’arrête, je ne vais plus pouvoir repartir. J’espère que le chat ne s’ennuie pas trop sans nous. Je pense que d’ici deux heures on sera au sommet, mais bon sang, qu’est ce qu’il parait loin d’ici. Finalement, la vie, c’est marrant, un peu comme grimper une montagne, faut se concentrer sur nos objectifs pour se motiver. J’espère qu’il nous reste beaucoup de semoule, je meurs de faim. Un, deux, trois, quatre. Je crois que j’ai oublié de respirer quelque temps. J’aimerais bien que ça marche entre ma sœur et son nouveau copain, faudra que je l’appelle en rentrant. P***** de saletés de mouches, moustiques et insectes en tous genres, je ne suis pas une vache, alors foutez moi la paix ! Je voudrais bien boire, mais j’ai la flemme de m’arrêter pour prendre ma bouteille, faut que je rattrape le groupe pour chopper celle d’un autre… Ah, ils se sont arrêtés, bientôt la pause, j’espère qu’on ne partira pas de suite.

Arriver de nouveau au sommet, un peu plus haut que le précédent, et se rendre compte, que finalement, on l’a fait. Se sentir fiers de ça, mais terriblement humbles devant cette beauté qui s’offre à nous.

Sous la douche

Le réveil sonne. Je fais comme si je ne l’entendais pas et essaie de me rendormir. Il sonne encore.

Je me lève et cherche à tâtons la porte de la salle de bain. Je la tire vers moi en avançant, me cogne la tête. Aïe. J’allume la lumière et ferme les yeux, le temps que mes rétines s’habituent à la luminosité. En attendant, je fais un détour par les toilettes, les yeux mi-clos.

En grognant, j’ouvre l’eau de la douche et règle la température. Il fait froid mais je n’aime pas l’eau trop chaude. Quand la température semble bonne, je tends un orteil sous l’eau. Ca passe, alors je rentre dans la cabine et ferme les portes. Je ferme encore les yeux pour laisser couler l’eau sur mon visage tandis que le temps fait son travail et me réveille petit à petit. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé depuis que je suis là, immobile sous l’eau qui coule. Je suis bien. Puis je pense qu’à un moment, il va être utile de me savonner, avant qu’il n’y ait plus d’eau chaude. Je presse sur mes cheveux le shampooing qui me sert aussi de gel douche et me frotte tout le corps. Je suis déjà plus énergique en rouvrant l’eau pour me rincer, j’ai presque envie de chanter, alors je sifflote. Enfin, j’essaie, mais sous l’eau ça ne rend rien. Je profite de la sensation de l’eau sur moi, quand je sens une pointe de fraîcheur. Je coupe l’eau froide, mais l’eau ne cesse de refroidir. Toute sensation de bien être évanouie, je peste contre ce maudit chauffe-eau qui est si petit, et surtout contre ma colocataire qui s’est encore fait plaisir avec l’eau chaude, sans chercher à savoir si j’en avais besoin.

Il est l’heure de commencer ma journée, je suis de mauvaise humeur. J’espère qu’il reste du café.