Tous les caramels du monde n’y feront rien

Le jour où elle est partie, tu as perdu ta seule alliée. Qui donc te protègerait, argumenterait pour ta défense, te passerait des bonbons en douce pour sécher tes larmes ? Sans son œil compatissant, sans ses brèves accolades qui disaient plus qu’aucun mot, sans ses gestes apaisants pour ne pas envenimer la situation, la moindre vexation était devenue torture. Plus personne pour te comprendre, personne pour t’assurer que tu ne méritais pas tout ça, personne pour contenir ton cœur plein à craquer d’émotions trop longtemps tues. Tout ton amour, ta rage et tes terreurs se retrouvaient d’un coup livrés à eux-mêmes, sans pouvoir être canalisés. Au tout début de ton adolescence. Tu parles d’un cadeau…

Alors tu as dû batailler, te blinder, apprendre à ne compter que sur toi, puisqu’au final, tout le monde partait sans toi. Combler pour la énième fois ce vide, cette solitude, par des bravades et l’envie de t’en sortir, quoi qu’il en soit. Avancer cahin-caha et profiter de chaque amitié, chaque mot d’amour qui ont tant pu te manquer étant petite.

Peut être un jour sauras-tu à quel point elle s’en est voulu, qu’elle pense encore t’avoir abandonnée au pire moment, alors qu’elle avait la responsabilité affective de sa petite sœur. Peut être un jour comprendras-tu que son départ était son unique chance de salut. Qu’elle a fait le choix, égoïste certes, mais tellement vital, de sauver sa peau et -surtout- sa santé mentale. Te laisser derrière elle fut la chose la plus dure qu’elle ait eu à gérer. Par la suite, elle a eu beau s’escrimer à essayer de te sortir de là, tenter du mieux qu’elle pouvait de rester dans ta vie, le téléphone a ses limites, surtout sur écoute. Elle aura toujours le sentiment tout au fond d’elle de n’avoir pas fait assez, de t’avoir trahie alors que tu comptais tant pour elle.

De te savoir adulte et pas si malheureuse la réconforte. Quelque part tu pouvais t’en sortir seule, à ton rythme. Tu as de la ressource et c’est tant mieux. Mais rien n’atténuera chez elle la culpabilité ressentie quand elle pense à sa toute petite sœur laissée malgré elle dans la maison qu’elle quittait avec tant de soulagement.

Confidence pour confidence

Des peurs irrationnelles contre des intuitions bien légitimes. Des petits riens contre les dernières nouvelles. Des vagues à l’âme contre des espoirs fous pour des paroles, poses et soupirs disséqués. De nouveaux projets de vie contre une coupe chez le coiffeur. Des larmes pour une chanson-souvenirs contre une recette de cuisine. Des souvenirs contre des désirs à personne d’autre avoués. Des détails du passé à assembler contre des peines secrètes. Des drames de vie qu’on ne pensait pas avoir à affronter un jour contre des fous rires pour un mot déformé. Des conseils avisés contre des envies de tout plaquer. De la confiance en soi par litres contre une complicité de toujours. Trois mots prononcés à la hâte contre des heures à tuer. Le dernier film à voir contre des livres à relire. Le travail, les amis, la famille contre une solitude ressentie sans trop savoir pourquoi. Les derniers ragots  contre un quart d’heure de philosophie.

Des brins de vie partagés au gré des lettres, textos, appels et trop brèves visites. À chaque pas, grand ou petit, le démon reste campé sur l’épaule gauche, pour nous rappeler qu’on ne sera jamais seules, qu’on vit ensemble, malgré tout. De petit rien en petit rien, nous restons côte à côte, l’une pour l’autre à jamais irremplaçable.

Petite maman

Parfaite petite cuisinière à douze ans, c’est près de toi que j’ai appris le plaisir des bonnes choses. Lécher la pâte crue pendant que tu enfournais le gâteau du quatre heures. La fabrication de glaces à l’eau. La cuisson parfaite du fondant au chocolat. Et la présentation irréprochable, que je ne maîtriserai jamais aussi bien que toi.

Dès que l’occasion se présentait, tu étais grande sœur jusqu’au bout des ongles. Surveillance plus que laxiste pour m’apprendre à dire non moi-même. Leçons de maquillage à treize ans, qui m’en faisaient paraître seize. Leçons de choses pour me mettre à la page du vocabulaire et des mœurs de mes pairs. Et puis les leçons de morale à toutes les deux, pour montrer que c’était toi la grande. Sans oublier les inénarrables “j’ai eu les parents pour moi toute seule pendant trois ans” qu’on ne manquera pas de te ressortir à bon escient.

Un peu trop souvent, tu endossais le rôle de ménagère qui manquait tant à la maison. Maîtresse très contestée en son domaine, tu n’en étais pas moins organisée, efficace, pleine de bon sens. Tu faisais tourner l’affaire, recousais les vêtements, cuisinais et lavais, bien souvent de bonne grâce, parfois la rage au cœur. Indispensable à tous, tu en profitais pour distribuer les tâches que tu jugeais ingrates, en espérant que ça passe, parce que tu n’allais quand même pas tout faire.

Dans quelques accès de colère, tu redevenais illico l’enfant que tu étais censée être. Crises de jalousies, scandant le “c’est pas juste, je devrais avoir plus de droits, avec tout ce que je fais pour vous”. Bouderies, arbitraire, tentatives de despotisme et pour finir, la raison qui revient. Tu retrouvais ta place, que tu avais bien du mal à définir mais que tu n’aurais finalement échangé pour rien au monde.

Nostalgie

Bon anniversaire Grande Sœur Terrienne

Cadeau !

Alors c’est ça, vieillir ? Pleurer comme une madeleine en entendant par hasard une chanson qu’on avait enfouie sous une centaine de couches de vie. Petite chanson oubliée d’un temps qui n’était même pas plus heureux que la suite, loin de là. Temps qu’on avait fui avec entrain, pour découvrir avec délice ce que le monde avait à nous offrir. Et pourtant, une mélodie et quelques paroles font monter irrésistiblement les larmes tandis que la gorge se serre. Lentement mais sûrement, le raz de marée submerge tout sur son passage et fait place nette aux sourires attendris.

Formidable capacité qu’a l’être humain de ne garder que le meilleur de ses expériences. Chamailleries d’enfants, solidarités opportunistes et changeantes, émotion autour d’un professeur exceptionnel qui s’en va, gâteaux du dimanche après midi, temps passé à ne rien faire sous le regard exaspéré des parents, jeux qui ne paraissent innocents qu’à nos yeux d’adultes amnésiques. Interminables voyages pour ne vouloir aller qu’à la piscine du camping, batailles à coups d’ongles et de cheveux tirés, vélos-chevaux qui nous amenaient partout à une vitesse folle, garages explorés lumière éteinte pour plus de frissons, cabanes défendues contre les gamins de l’immeuble d’à côté, petits coins en bordure de la route du retour qu’on croyait plus sûrs et secrets que tout le reste du monde.

Toute une enfance qui nous revient en pleine gueule sur trois accords, enfance qu’on a quittée sans retour possible, sans réparation, sans deuxième chance, sans amélioration. Juste des souvenirs à trier, à relier avec des bouts de présent, à raconter à nos futurs si le cœur nous en dit. Une enfance épurée de tout ce qui l’a rendue détestable, ça donnerait presque envie d’y retourner pour voir. Alors on pleure parce qu’on ne peut pas. Au mieux on pourra fabriquer quelques souvenirs sympathiques à d’autres enfants, qui les regretteront aussi une fois adultes si on a bien œuvré.

Délit d’initiée

Il est seize heures ce dimanche, le campus sera désert. Mon sac est prêt, je me mets en marche. Je sais exactement ce que je dois faire, je ne perdrai pas une minute. Arrivée devant les grilles, le portail est verrouillé. Je m’en doutais. Pas de problème, je connais un passage où la barrière est un peu moins haute. Personne pour me voir, j’escalade, enjambe et saute pour me réceptionner derrière un arbuste. C’est bon, je suis à l’intérieur. Je dois maintenant longer la barrière jusqu’à sortir du petit bosquet.

Une fois que j’ai rejoint l’allée, je me dirige rapidement vers le bâtiment que je cherche. J’ai suivi toutes mes études supérieures sur ce campus. En cinq ans, j’ai découvert tous les raccourcis, les passages entre les bâtiments qui communiquent ; je sais que les portes sont récalcitrantes et j’ai appris lesquelles je dois pousser ou bien tirer, lesquelles sont bloquées et n’ont jamais été réparées. Je pourrais arriver à destination les yeux fermés.

Devant le bâtiment, j’hésite. Généralement, les portes sont fermées le week-end. En revanche, en passant par le côté, il arrive parfois qu’une porte reste ouverte. Le verrou magnétique est défectueux et personne ne l’a encore signalé. Je tente, ça marche, j’entre.

Le bâtiment est vide. Mes pas résonnent, les portes grincent, j’ai l’impression qu’on m’entend à cinq cent mètres. Passées les premières portes coupe-feu, je vois de la lumière dans une partie de couloir. Je ralentis, fais moins de bruit et me rapproche pour vérifier s’il y a quelqu’un. Autant savoir de suite si je suis seule ou non pour mener à bien ma mission du jour. Pas un bruit, tous les bureaux sont fermés, personne. Quelqu’un a sans doute oublié d’éteindre en partant vendredi.

Arrivée dans le couloir qui m’intéresse, je cherche à tâtons les clés dans un placard. Elles y sont. Je regarde le trousseau dans la pénombre, sélectionne la clé à étiquette verte. Elle ne rentre pas dans la serrure. Instant de panique. Depuis la dernière fois que je suis venue, le code couleur aurait changé? J’essaie alors les autres clés, espérant ne pas rester bloquée là. Troisième tentative, la clé bleue entre et tourne normalement. Ouf. Je repose alors les clés dans le placard, entre dans le bureau, referme la porte derrière moi et allume l’ordinateur. Je tape sans hésiter le code me permettant d’accéder aux données. Tout se déroule comme prévu. Je sors un disque dur de mon sac, le branche sur le PC et lance le transfert de données. Temps d’attente estimé à une heure et demie. Parfait, pile le temps d’exécuter les quelques manipulations qui m’intéressent. Je ressors du bureau, referme précautionneusement la porte à clé derrière moi et me rends dans l’autre aile du bâtiment.

Sur le trajet, je songe aux circonstances qui m’ont amenée ici. Étudiante, j’ai passé cinq ans de galère sans argent. Des petits boulots, de grosses économies m’ont permis de financer mes études et m’ont beaucoup marquée. Mais aujourd’hui, je ne suis pas là pour ça. Je gagne ma vie à présent. Et j’opère pour mon compte, pour faire avancer mes propres expériences.

Une fois dans le laboratoire, j’ai un doute sur l’emplacement des produits que je cherche. J’ouvre quelques placards, fouille en essayant de ne rien déranger. Et je trouve enfin. Choléra-toxine. Facteurs de croissance. Un flacon d’insuline. Un peu plus loin, j’avise la bouteille d’éthanol absolu. C’est ce qu’il me faut pour diluer ces réactifs. J’entre dans une salle sécurisée. Personne n’y vient le week-end, je serai tranquille. J’enfile une blouse, des gants, des sur-chaussures avant d’entrer. Pas besoin d’allumer la lumière, il fait encore jour et la fenêtre donne plein sud. Brièvement, une pensée m’interpelle. S’il m’arrive quelque chose, personne ne le saura avant une bonne vingtaine d’heures. Je hausse les épaules. Le risque est minime. Après tout, je sais ce que je fais, mes gestes sont sûrs.

Je prépare donc les solutions dont j’ai besoin, rapidement mais sans précipitation, cela ne sert à rien. Je me surprends même à fredonner. Je me sens bien. Je me rappelle les heures passées à me balader, à arpenter de long en large et à toute heure le parc universitaire. Des salles infos aux toits des bâtiments, des sapins à la mare aux canards, je connais chaque mètre carré de ma fac. Sitôt les cours finis, les jeux de cartes ou le ballon de foot jaillissaient pour retarder coûte que coûte le moment de rejoindre nos petites chambres et de travailler. Si je termine vite ce que j’ai à faire ici, je pourrai peut être retourner y faire un tour, boire un café à la cafèt’ en souvenir du bon vieux temps. Et regarder les jeunes jouer au baby-foot. Ah non, le dimanche, ce sera fermé. Les week-ends déserts dans cette ville étudiante me reviennent en plein face. Les écureuils et les lapins pour seuls compagnons. Les films avalés avec une certaine impatience en attendant que le dimanche soir repeuple la cité U. Et que ça reparte pour une nouvelle semaine de cours et de soirées.

Perdue dans mes pensées je ne vois pas le temps passer. Voilà que déjà, deux heures ont filé. J’ai terminé toutes mes affaires. Je range chaque flacon à sa place exacte avant de rejoindre le bureau. Le transfert de données vers le disque dur est lui aussi achevé. Je n’ai plus qu’à tout remettre en ordre et à quitter les lieux.

Un bruit attire mon attention. Grincement de porte, pas dans le couloir. Mince, j’ai oublié de refermer le bureau. Les pas se rapprochent, je me tourne vers la porte et prépare mon sourire, le cœur battant. Le vigile me demande s’il y a un problème et ce que je fais là, comme je pouvais m’y attendre. Ma réponse est prête. La vérité devrait faire l’affaire.

“J’avais deux, trois trucs à finir avant demain, je suis passée faire une sauvegarde de mon travail de thèse et un traitement de mes cellules en culture, mais j’allais justement partir.”

Le vigile hoche la tête. Je ne suis pas la première thésarde qu’il voit comme ça venir travailler le week-end.

“- Votre directeur de thèse est au courant que vous êtes là?

– Oui, oui, je lui ai dit vendredi que je passerais dans la journée.”

Il sait bien que je ne serai pas la dernière non plus, mais il se sent obligé de me faire un brin de morale, juste au cas où je ne sois pas déjà avertie.

“-Pour aujourd’hui, ça ira mademoiselle, mais la prochaine fois, n’oubliez pas d’appeler la sécurité pour prévenir de vos heures d’arrivée et de départ. En cas d’accident, vous aurez plus de chances d’être secourue.”

Sourires, bonsoirs, je rentre chez moi, le cœur léger. Pas à pas, mon travail de recherche avance et tout est prêt pour mes expériences de demain.