Un arrêt nommé désir

Un bus passe. Une fois de plus, aucun ne bronche. Ils font mine de ne pas l’avoir vu, de peur d’autoriser le temps à filer en cascades. Chaque quart d’heure qui passe les rapproche plus sûrement de l’instant où l’un des deux lancera le fatidique “je crois qu’il est temps que j’y aille”. Chacun espère que ce ne sera pas pour ce bus là. Plus tard sera toujours mieux que maintenant pour être raisonnable.

Pour l’heure, les mots s’enchaînent, les idées s’entremêlent, les confidences se déversent à un rythme soutenu. Bus après bus, l’envie de tout connaître de l’autre est attisée. Les cœurs se dévoilent pour capter l’attention, le temps d’un bus supplémentaire. Comme la dernière phrase d’un chapitre qui nous oblige à entamer le suivant.

Au lieu de s’égoutter lentement, les minutes s’étirent généreusement avant de se jeter par lots entiers dans les rapides, brèches percées dans le tissu du rêve par la réalité vrombissante du moteur. À défaut d’être avoué, l’intérêt pour l’autre peut être mesuré en nombre de bus volontairement ignorés, jaugé à l’ardeur qu’ils mettent à éviter de regarder la pendule. Comme si cela pouvait suffire à tout dire, comme si ces milliers de mots lancés pour tenter de retenir le temps pouvaient remplacer ceux qu’ils n’ont pas le courage de prononcer…

Se taper l’affiche

Entrées de bâtiments, panneaux d’affichages, scotch, affiches, blagues, rires. Cages d’escaliers, cuisines communes, scotch, affiches, ordures, apnées. Trois étages encore. Scotch, affiches, blagues, rires. Sortie du bâtiment. Pluie. Carton de protection, affiches sauvées. Nouveau bâtiment. Scotch, affiches. Escaliers avalés, connivence, complicité. Scotch, affiches. Efficacité, complémentarité, blagues, rires. Scotch, affiches. Pluie, portes fermées, pauses au sec. Scotch, affiches. Répétition inopinée, séance de steps à la volée. Scotch, affiches. Rouleau de scotch terminé, après-midi vite déroulé. Épaules fourbues, paupières grévistes. Travail bien fait, campus placardé. Plus qu’à jouer !

Comme un ours en cage

On est quel jour aujourd’hui?

À peine la réponse enregistrée, le voilà qui se remet à tourner en rond. Se fixe à nouveau pour demander quand il sortira. On ne sait pas. Il repart. Ses yeux papillonnent, régulièrement attirés par la fenêtre. L’air absent, d’un seul coup, il écoute. Une feuille de papier froissée l’a interpellé comme la foudre tombant à ses côtés.

Qu’est-ce que tu as dit?

Pour la cinquième fois, on répète. Patients. Demain, déjà, tout ira mieux. Pour l’heure, il est temps de redire, rassurer, réconforter. Personne ne lui veut de mal, et surtout, non, il n’est pas fou. Mais il a besoin d’un peu de repos, d’une parenthèse dans le tourbillon de sa courte vie. Courte, mais dense.

Pourquoi tu ne dis plus rien, je t’ennuie?

Cette minute de réflexion ne lui a pas échappé. Ses yeux mobiles enregistrent tout, son cerveau interprète le moindre détail. Et ses pieds continuent de le balader, il ne tient pas en place.

Non, tu ne m’ennuies pas, petit renard en manque de blé. Je songe au moyen que j’ai de t’aider. Te raccrocher un peu à cette réalité qui te fuit. Te donner une raison de rester avec nous. Si seulement tu voyais le monde tel que je le vois, ton regard glisserait sur ses laideurs qui te sautent au cœur et tu t’extasierais de petits riens. Alors, j’en suis sûre, tu saurais que la vie vaut la peine d’être vécue.

Nostalgie saisonnière

L’herbe vert tendre s’auréole de jaune. Je pense à toi. Les fleurs à peine ouvertes m’invitent à la patience. Bientôt, les volants vont apparaître. Bientôt…

Alors il sera temps de courir, lancer le pied sur le bord du sentier pour faucher d’un coup sec les tiges chargées. Admirer l’explosion et l’envol des aigrettes. En ressentir de la jouissance. Destruction de l’éphémère et dispersion des fruits.

Ton absence me rattrape. Ce sera moins drôle sans toi. Sans ton rire de possédé, sans ton énergie, sans tes blagues de haut vol. Mais ce printemps encore, je ne manquerai pas à la tradition et trancherai autant de bouquets qu’il le faudra pour ramener un bout de toi à mes côtés. En attendant patiemment d’autres quotidiens où tu seras là.

Premières chaleurs

Pour la seizième fois, le voilà qui revient. Comme tous les ans, je sors les mouchoirs, parée pour faire face à l’inondation saisonnière. Tandis que mes yeux me picotent et que mon nez coulant me gratte, une étrange sensation me surprend.

Ça part du ventre, tout au fond. Quelque chose de sourd et d’impérieux envahit mes entrailles. Me force à tourner la tête, scruter, passer chaque individu -apparié de près ou de loin à la gent masculine- au radar. Prend le contrôle de mon corps, le redresse, chatouille mes reins, relève mon regard, envoie des sourires à la ronde, me donne le cœur léger.

Prête à me jeter au cou des trois quarts des passants, je découvre avec délices et effroi les joies du fourmillement hormonal. Ainsi j’apprends que chaque printemps la nature reprend ses droits. Farceuse, elle rend attrayants à mes yeux de jeunes pré-pubères et des types d’au moins trente ans au regard déshabillant, qui ne m’inspiraient jusque là que mépris et condescendance. L’été promet d’être intéressant. Mais où ai-je donc rangé pilule et capotes ?